Une enquête de Nuria Medina Santana et Marjolaine Viret
Comme pour les relations aux médias, celles à la chose politique est un apprentissage pour les scientifiques. Sur son rapport à la politique, Manuel répond du tac au tac : des hauts et des bas. Il se rappelle surtout une courbe d’apprentissage raide ; je ne connaissais rien à la politique pour être honnête ; je n’aurais même pas vraiment été capable de distinguer les politiques de l’administration, c’était tout la même chose : « Berne », en gros. J’ai dû apprendre. Pour Daniel, probablement aussi ce que cette expérience m’a fait constater de manière plus vive que je n’aurais pu le soupçonner c’est aussi toutes les manœuvres politiques qu’il y a derrière, les gens qui prônent quelque chose en espérant bien qu’on le fera pas, à qui ça permet de se positionner ; et de conclure : Dans la politique, il y beaucoup de politique ; je dirais il y a beaucoup de trucs qui se disent en politique qui sont purement de la politique, qui ne sont pas de la vérité vraie ou même de la cohérence : c’est politique.
Les politiques entendent-ils, malgré tout, les recommandations des scientifiques ? Elles sont toujours prises en compte !, répond Arnaud sans hésitation. On a parfois l’impression qu’on n’est pas écouté, mais en réalité ils nous écoutent. D’ailleurs, les critiques des scientifiques peuvent même servir les politiques – ils vont être dans une position un peu médiane et les gens vont dire « ah heureusement qu’ils n’ont pas écouté les scientifiques on était tous prêts à se dire qu’on allait fermer nos établissements, mais grâce au gouvernement on ouvre [les terrasses] » ; alors que s’ils avaient fait cela sans nos recommandations, les gens auraient dit « ah, ils continuent à nous asphyxier économiquement, ils nous ouvrent même pas nos restaurants ». Lui-même dit toutefois ne pas forcément attendre que les recommandations soient appliquées, alors que ça énerve beaucoup certains de mes collègues.
Quand on lui demande s’il a l’impression d’avoir eu une influence sur le politique, Manuel rapporte surtout un sentiment d’absence de transparence, même dans le cadre de la Task Force fédérale : C’était difficile de savoir, là, est-ce qu’ils ont décidé ça parce que nous l’avons suggéré, ou est-ce qu’ils ont décidé quelque chose d’autre parce que nous l’avons suggéré, et ils veulent nous montrer qu’ils ne…, vous voyez… Caroline est plus catégorique – ah bien sûr, oui alors très clairement ; certains experts ont influencé les prises de décision des politiques. L’influence a même pu selon elle basculer dans l’excès, à l’exemple du dépistage – ça a tellement influencé que maintenant, alors qu’on aura une bonne partie des personnes vaccinées ou immunes, on continue à vouloir faire du dépistage à outrance ; parce que les politiques ont entendu ça : « on ne dépiste pas assez en Suisse, il faut dépister, il faut dépister, il faut dépister » ; alors maintenant, la machine est en route : il faut dépister, il faut dépister. La vision de Bernard est un peu à part, puisqu’il a dans ses fonctions travaillé main dans la main avec les politiques. Il voit plutôt son influence de scientifique comme une co-création avec les décideurs et dévideuses, qui est ensuite communiquée via les médias.
Pour Manuel, le meilleur moyen d’influencer les politiques c’est à travers le public. Personne n’aime entendre ça parce que la Suisse aime beaucoup la voie « formelle » […]; si vous voulez vraiment faire bouger les choses, vous devez le faire dans les médias […]; c’est un levier énorme : à partir du moment où quelque chose apparaît dans les journaux, c’est là que les politiciens le remarque. Daniel admet avoir été parfois un adepte de la technique – j’utilise les médias pour ça […]. J’ai parfois envoyé des messages, qui n’étaient pas vraiment « subliminaux », mais dont je savais très bien qu’ils allaient remonter plus haut.
Qu’est-ce qu’un·e expert·e peut ou ne peut pas faire dans son rapport avec les politiques ? Selon Arnaud, l’expert ne doit pas être partisan, ou le moins possible […]; chacun son job : nous on n’est pas des politiques, et on ne prend pas des décisions […]; nous, on nous demande notre avis : « comment faire pour mieux contrôler la pandémie ? ». Prendre en compte le fait que l’éducation pour les enfants c’est important, ce n’est pas le rôle du ou de la scientifique. Bernard, au contraire, juge nécessaire de se mettre dans la peau des responsables politiques avant de leur faire une recommandation scientifique. Selon lui, la Task Force devrait plutôt donner aux politicien·ne·s des arguments et scénarios pour aider à ouvrir commerces et activités, que des arguments de pure fermeture. Une réflexion donc qui permettrait davantage d’adapter les considérations scientifiques en tenant compte des impératifs politiques. Pour Caroline, la santé publique devrait jouer le rôle de chaînon manquant entre le scientifique et le collectif – l’expert en santé publique doit non seulement tenir compte de l’expert dans le domaine, mais le mettre en relation avec la société, la santé publique. A l’exemple de la transmission chez l’enfant. L’expert virologue il va vous dire « oui, l’étude a montré que sur 100 infections chez les enfants il y a deux cas de transmission chez les adultes. Donc il faut mettre de mesures de prévention » […]; ça c’est l’expert, c’est son job. Le rôle de l’expert·e en santé public c’est de pouvoir mettre des équilibres, de voir les effets secondaires : Maintenant, est-ce qu’on admet quand même qu’il y ait quelques transmissions entre enfants et adultes, ou est-ce qu’on n’admet pas ?
L’expertise est-elle inévitablement une forme d’engagement ? Arnaud ne se pense pas en militant – je ne me sens pas engagé dans des croisades, j’essaie surtout de donner un message qui est le plus proche possible, ou le plus fondé possible sur des données scientifiques qui sont à ma disposition, que je comprends et que j’interprète ; donc si mes interprétations conduisent à penser qu’il y a des erreurs manifestes dans les politiques publiques, c’est pas du militantisme, c’est, je pense, un devoir que de le dire, tout en acceptant, admet-il, qu’on fait parfois ainsi le jeu des militant·e·s. Daniel réfute lui aussi l’idée selon laquelle les scientifiques constitueraient un contre-pouvoir, – c’est plutôt un « co-pouvoir », de mettre de l’huile dans les rouages… c’est pas forcément un contre-pouvoir ; il faut un contre-pouvoir si vraiment les décisions sont fausses. Si on arrive à orienter les décisions et surtout à leur permettre d’être prise sur des bases solides et cohérentes, c’est pas forcément une contre-pouvoir ; c’est un contre-pouvoir seulement si le type d’en face est complètement obtus et refuse d’entendre.
Si l’expertise peut être critique face au politique, elle n’en reste pas moins une responsabilité. Daniel a cherché ce subtil équilibre dans le fait de critiquer sans déstabiliser l’édifice. Faire une critique constructive, étayée, avec néanmoins le souci de garder le bateau à flot ; parce que si vous êtes sur le Titanic et puis vous dites « le Capitaine est un abruti », alors il y a encore plus de gens qui meurent. Il enchaine – les décideurs, je ne sais pas s’ils l’ont réalisé ou pas mais on aurait pu les descendre en flamme ; je dirais qu’on leur a beaucoup plus souvent sauvé la mise que tiré la chaise au moment où ils allaient s’asseoir. Arnaud voit également l’appartenance à la Task Force comme une responsabilité. Finalement, peu de pression sociale, mais peut-être que je suis trop le nez dans le guidon pour me rendre bien compte! […] Je sens l’importance de l’expertise scientifique dans cette crise, je sens aussi qu’elle a des limites, les limites déjà c’est la prévision. Il dit aussi avoir un profond respect pour la personne politique, respect qu’il pense mutuel.
Bernard a senti une énorme confiance qui s’est instaurée chez les responsables politiques envers les expert·e·s, ce qui est très important car selon lui les politiques et les systèmes de santé doivent être en bonne communication. Manuel se dit, pour sa part, soulagé que les politiques en Suisse soient finalement plutôt plaisants avec les scientifiques, dans le sens où ils ne vont jamais vous donner le mérite de quoi que ce soit, mais ils ne mettront pas la faute sur vous pour quoi que ce soit non plus. Ils et elles prendront donc la décision mais ils et elles en porteront également la responsabilité. De toute façon l’expertise ne peut pas tout, conclut Caroline – ce n’est pas des experts qui peuvent nous sortir de la crise, d’une crise comme ça ; c’est prendre le problème par le mauvais bout ; j’entends, quand on connaît un peu l’épidémiologie et le mode de transmission des virus, on savait très bien que c’était pas des experts, même qui viennent de la galaxie XY et des superhéros qui arriveraient à nous faire sortir de cette crise.
Au fil de nos échanges émerge un autre enjeu : s’exposer médiatiquement et assumer que ce « co-pouvoir avec les politiques » a des effets sur la vie personnelle et privée. Arnaud par exemple cloisonne strictement ses activités médiatiques et sa vie privée – je ne donne aucun interview en dehors des heures ouvrables et des jours ouvrables car je considère ça comme mon job, même s’il fait exception pour les interviews par écrit le weekend. Même chose pour les questions auxquelles il accepte de répondre – je ne veux pas verser dans le personnel, ça n’a pas d’intérêt ; il y a une petite tendance, avec le risque, de la starification. Mais il concède, parlant des émissions en direct, il faut être un petit peu soi-même quand même ; on a un lien avec les gens, on plaisante parfois un petit peu, je ne suis pas contre ça.
Mais la cloison entre vie professionnelle et vie privé s’effrite lorsque, comme chez Bernard, le ou la conjoint·e est également médiatisé·e, avec les effets que l’on imagine sur le quotidien familial ou les sujets à table. Par rapport à l’entourage, c’est la reconnaissance et la solidarité qui prédominent. Caroline s’est sentie également préservée par son entourage qui savait qu’elle était fortement sollicitée. Et puis – on peut deviner un sourire sous son masque – j’ai aucun souci à dire « vous ne me téléphonez pas entre 22h et 7h du matin ». Elle s’est aussi peu laissée atteindre par le remue-ménage médiatique : Durant cette année j’ai très, très peu consommé de médias, parce que, juste, pas le temps. De toute manière, elle n’a jamais eu pour coutume d’utiliser les médias comme source d’informations sur ces sujets – souvent quand j’arrivais ici au travail, qu’on me disait « T’as vu ça hier soir », « Ah non, j’ai pas vu… ». Manuel a lui aussi mis en place une hygiène de communication, en rejetant les appels qui ne provenaient pas de contacts connus, en plaçant des filtres sur sa messagerie. Et surtout, je protège mon activité sur les réseaux sociaux, car les bons retours sont l’exception, le reste du temps la personne essaie juste de prendre en otage votre visibilité pour critiquer. Il bloque alors les réponses, comme ça les trolls passent à autre chose – je ne veux pas donner une plateforme à la personne à travers mes tweets.
Pour les expert·e·s exposé·e·s dans l’espace public, la face sombre de l’expertise, ce sont les attaques, les insultes, voire les menaces de mort. Pour Bernard, une des choses les plus difficiles à supporter, c’est qu’évidemment, quand on s’engage beaucoup, c’est d’être exposé à la critique, mais c’est vrai que c’est dur des fois et qu’on a envie de leur dire : « Venez à ma place et je vais à la vôtre et on verra, parce que ce n’est pas simple ». Arnaud revient sur les attaques sur les réseaux sociaux – c’est très, très désagréable ; il ne faut pas croire que c’est quelque chose qui laisse indifférent ; c’est à chaque fois – il mime le geste de se frapper en plein cœur – un coup de poignard, quoi ; on le sent de façon émotive et personnelle, c’est très difficile. Mais il insiste pour ne pas faire d’amalgame avec le débat – parfois les débats sont musclés, les gens peuvent trouver que ce que vous dites est stupide, ca, ça ne me gêne pas. Quant aux gens qui le suivent sur les réseaux pour le critiquer, il lui arrive de leur demander : « Pourquoi me suivez-vous ? ». Qui sont ces gens ?, se demande Manuel de son côté. Il ne lit pas ce type de messages, sinon cela pompe mon attention, que je pourrais vraiment utiliser pour d’autres choses. Dans une société libre comme la Suisse, sauf à avoir une protection personnelle – ce qu’aucun·e scientifique n’a – on n’est jamais totalement à l’abri et même les gens mal intentionnés sont libres de s’exprimer, mais ajoute Manuel avec un brin d’ironie, je ne m’inquiète pas trop des gens qui écrivent des lettres ; à la rigueur, je m’inquiète des gens qui n’écrivent pas de lettres. Il souhaiterait que la société prenne ce type de comportement agressif plus au sérieux, mais il cherche à prendre du recul – c’est juste un jeu de pouvoir de quelques personnes ; le schéma est très simple : si vous êtes dans les médias, vous recevez ces lettres. Il n’y a pas de stratégie derrière.
Sans être sur les réseaux sociaux, Daniel lui aussi n’a pas été épargné. Avec pour point culminant cette poudre blanche reçue dans une enveloppe et cinq minutes après j’avais tout le service de sécurité en scaphandre dans mon bureau. Il le prend aujourd’hui à la rigolade, – je me suis bien dit que c’était plutôt du talc ; surtout qu’après cinq minutes j’étais pas mort. Ce qu’il retient, c’est qu’il y avait quand même une détresse dans la population par rapport à une situation qui était extrêmement pesante […]; donc, j’ai un peu un œil clinique sur ce genre de réactions […]; je le voyais plus comme une expression d’une souffrance que quelque chose qui était dirigé contre moi.
Quand on lui parle notoriété, Bernard pense avant tout aux conséquences de l’exposition médiatique de son institution, et il se réjouit que les gens en aient maintenant une meilleure connaissance. De même, Arnaud évoque le sentiment de responsabilité vis-à-vis de l’institution. Les répercussions personnelles lui semblent moins importantes. Bien entendu, mon entourage ou des gens que je vois, des commerçants que je rencontre me disent qu’ils m’ont vu à la télévision […]; mais c’est quelque chose que je connais depuis longtemps, même si c’était pas autant avant […]. En tout cas c’est pas à un point où c’est gênant du tout. Il ajoute sur le ton de la boutade : Le masque sert peut-être ; on me reconnaît moins. Manuel, plaisante aussi sur l’obligation du masque qui a du bon – les gens ne vous reconnaissent pas aussi vite. Il est clair qu’au début, dans certaines régions, j’étais immédiatement reconnu, et abordé ; je ne pouvais plus vraiment sortir dans un restaurant sans m’apercevoir que les gens chuchotaient entre eux, montraient, regardaient du côté de ma table. Il est curieux de voir si cela aura des conséquences pour sa vie privée, mais c’est trop tôt pour le dire. Si la Suisse a la réputation d’être un pays où les personnages publics sont encore relativement préservés et les gens les laissent tranquille, Manuel relève toutefois que comme toute crise celle-ci a montré le meilleur comme le pire chez les gens.
Daniel prend quant à lui sa nouvelle renommée avec humour : Quand je vais au marché, les gens sont sympas ; avant, quand j’allais au marché, j’étais complètement anonyme, tandis que maintenant il y en a deux ou trois qui me reconnaissent et qui discutent, le poissonnier, le marchand de légume et autres, on discute chaque fois de ces trucs-là. L’idée de retomber dans l’anonymat ne l’effraye toutefois pas, il s’imagine volontiers disparaissant dans la mémoire collective de façon à pouvoir mener ma vie à moi, sans avoir à me soucier de ce que je pourrais dire ou ne pas dire.
Daniel insiste, – on a quand même un débriefing assez sérieux à faire sur la gestion de la pandémie, mais il ne se fait pas trop d’illusions : La peur qu’on peut avoir c’est que dès que tout ça sera fini, tout le monde va recommencer à danser, remettre la musique à fond, et oublier ce qui s’est passé […] ; si la science pouvait plus être associée à la gestion du pays, je pense qu’on y gagnerait. Même si on était déjà pas si mal loti en Suisse, il espère que la pandémie aura eu un impact favorable si la population a pris l’habitude d’entendre, pas seulement des politiciens qui leur envoient des « oukases », mais aussi des scientifiques de toutes les spécialités qui seraient pertinentes, s’exprimer sur certains sujets ; si la population a l’impression en somme que l’organisation de leurs affaires est gérée sur la base de faits scientifiques solides, mâtinés de considérations politiques. Parce que tout est politique en un sens.
Cette expérience a donné à Manuel une prise de conscience nouvelle de ce que cela signifie d’être « exposé au public » ; et aussi ce que cela signifie d’avoir un impact, aussi minime soit-il. La pandémie a mis en lumière la puissance de plus en plus grande de communication et de délibération de la science et des scientifiques. Actuellement, la plupart des scientifiques sont content·e·s, ils et elles se disent : « Oh, tiens, on a du pouvoir », mais pour lui le retour de bâtonrisque d’être brutal : S’il y a une chose que le pouvoir n’aime pas, c’est d’être contesté, et d’évoquer les tendances aux États-Unis d’une forme d’animosité envers la science. En Suisse, on a l’habitude de cette coexistence heureuse l’un à côté de l’autre […] ; et, à cause du choc, les politiciens étaient contents de demander – « Dites-nous que faire ! ». Mais déjà une fraction considérable commence à se révolter, ce qui pourrait se répercuter sur les financements de la recherche, et les scientifiques pourraient être forcé·e·s de prendre parti.
Pour Caroline, le rôle de la santé publique doit être revalorisé en vue de la gestion des crises futures, pour conseiller les décideurs et dévideuses. Il y a eu une volonté pendant des années, des dizaines d’années, de reléguer tout ce pan de santé publique aux oubliettes. Et Manuel d’insister, la Suisse fait de la recherche en santé publique de pointe au niveau mondial, mais notre propre administration, surtout au début, nous a complètement snobés […]; nous avions très peu de ponts.
Tout·e·s sont d’accord, l’expertise doit être au service de la société, de toute la société. Bernard conclut en évoquant que la pandémie a également été un révélateur d’inégalités sociales et l’a convaincu de la nécessité de s’engager, même en dehors du strict cadre professionnel. Pour laisser le mot de la fin à Arnaud : Toute cette expertise, j’ai toujours une très profonde préoccupation qu’elle n’atteigne pas des segments entiers de la population, parce que ce que l’on dit est compliqué ; les gens moins éduqués, les migrants qui ne parlent pas notre langue, les couches sociales défavorisées, peut-être les gens qui ont des handicaps, sont beaucoup plus vulnérables parce qu’ils n’entendent pas ou ils ne comprennent pas une partie des messages. C’est ça qui m’inquiète le plus, beaucoup plus que les controverses, beaucoup plus que ceux qui ne sont pas d’accord avec moi. Même s’il ne prétend pas avoir la solution, il faut qu’on aille les chercher et qu’on ne les oublie pas.
Pour aller plus loin // L’expert·e exposé·e. // Partie 1. Expériences de scientifiques médiatisé·e·s durant la pandémie de COVID-19
De mars à mai 2021, entre confinement et enseignements à distance, une classe de master de l’UNIL en sociologie de la médecine et de la santé a mené onze enquêtes au plus près du quotidien d’une variété de métiers, de communautés, de milieux. Les paroles recueillies composent la trame d’expériences partagées et de vécus intimes des événements, une lecture plurielle de leurs existences au cœur de la pandémie.
Un projet accompagné par Francesco Panese et Noëllie Genre.
Une enquête de Matilda Bianchetti et Marie Reynard
Dans le cadre exceptionnel de la pandémie de Covid-19, nous avons souhaité donner la parole à des acteurs particuliers de la société : les représentant·e·s religieux·euses. Leurs témoignages nous semblent intéressants car ils et elles sont à la fois les guides religieux et spirituels d’une grande partie de la population, mais également les réceptacles privilégiés de ses souffrances. Par Zoom ou en personne nous avons pu rencontrer quatre d’entre eux : Lina, pasteure ; David, rabbin ; ainsi que Jean et Marc, tous deux abbés.
Lorsque nous discutons avec les représentant·e·s religieux·euses de leur quotidien, nous sommes frappées par la profonde humanité de leurs activités, par ailleurs très variées. En fait, moi la pandémie m’a vraiment fait mesurer combien c’est un métier communautaire, nous confie la pasteure Lina. La pasteure Lina, les abbés Marc et Jean et le rabbin David y sont tous et toute confronté·e·s quotidiennement avec les membres de leur communauté respective, par leur position unique, que chacun·e s’attache à nous expliquer avec force métaphores, comme l’abbé Marc : Je suis un peu le berger à la manière du pape François, c’est-à-dire que, de temps en temps, je suis devant et prends quelques décisions pour faire que les gens gagnent en spiritualité, avancent dans leur recherche de sens ; de temps en temps, je suis en plein milieu du troupeau, parce que je dois juste écouter les gens ; et de temps en temps, je suis tout derrière, parce que je dois aller au rythme du plus lent. Le rabbin David évoque avec humour une autre métaphore – à vrai dire je n’ai pas changé de profession, puisque autrefois je m’occupais de chimie organique, et qu’aujourd’hui je m’occupe de chimie humaine, tout simplement. Tou·te·s quatre sont en contact constant avec d’autres personnes dans leur quotidien. Leurs expériences de la pandémie sont à la mesure de leur forte implication dans la communauté. Lina s’occupe d’une paroisse de village, tout comme Marc. Tous deux se décrivent comme généralistes : en temps normal, il et elle donnent le culte hebdomadaire, enseignent le catéchisme, réalisent des rituels (baptêmes, mariages, enterrements). L’abbé Jean se définit comme curé modérateur. En plus de ces mêmes activités usuelles, il modère une équipe de 10 personnes, hommes et femmes, qui rayonne sur une unité pastorale. Enfin, le rabbin David est le grand rabbin de la Communauté israélite d’une ville Suisse dont il prend soin : Nous disposons de trois synagogues, d’un jardin d’enfants, d’un restaurant, d’une bibliothèque, ainsi que d’un rabbinat. La pasteure Lina est mariée et mère de quatre enfants. Le rabbin David, marié, a également quatre enfants, ainsi que trois petits-enfants. Leur activité religieuse occupe une place très forte dans la vie. L’abbé Jean par exemple, s’exprime à travers de multiples références à la foi : « Quand j’aurai été élevé de terre » dit Jésus « j’attirerai tout à moi », enfin tous les hommes, toutes les âmes ; c’est beau ! Et l’abbé Marc consacre tout son temps à sa vocation – il y a un temps de prière le matin et puis la journée va de 6h45 jusqu’à 22h30.
Dans ce quotidien bien rodé, l’arrivée du Covid en Suisse marque une rupture. L’abbé Marc nous avoue : On a été pris de surprise, de devoir arrêter tout, vu qu’il n’y a plus de rencontres, de réunions, de célébrations. On est passé à la solitude tout d’un coup. Puis après, il y a eu beaucoup de contaminations, notamment sur notre commune, et beaucoup de tristesse surtout. De la même manière, c’est avec ses mots à lui que l’abbé Jean raconte comment la pandémie a un petit peu grippé la machine : hors pandémie, il y a facilement 1500 fidèles le dimanche ; c’était beau à voir, quoi. La pandémie a alors affecté leur vie pastorale et spirituelle. Si Jean nous parle des trois vagues successives qui ont eu lieu, pour lui, il y en a encore d’autres sans doute qui vont arriver. Ces vagues justement, la pasteure Lina les distingue : je voudrais faire vraiment la différence entre la première vague et les deuxième et troisième vagues. Elle nous explique que le moment de la première vague est arrivé dans une période où normalement sont célébrées les confirmations. Dans son église, cela correspond normalement à des réunions de 240 personnes qui réunissent notamment les grands-parents. Cette situation de pandémie, ça a été une première ; ça a été stoppé net ; et quand on a voulu le revivre, il y a eu la deuxième vague, déplore Lina. Ses souvenirs sont intacts : c’était un 13 mars ; tous les cultes, tout, tout, tout, tout s’est arrêté. L’expérience du début de pandémie est semblable pour le rabbin David. Lui aussi se remémore avec précision l’arrivée du Covid : l’année passée, fin février, début mars ; dès que les autorités cantonales et communales ont pris leurs décisions, je me rappelle que le président de la communauté a fait le tour de toutes les synagogues pour leur dire que « Samedi matin, toutes doivent être fermées ». De manière absolument inédite, une « taskforce » qui comprenait deux médecins, le président de la communauté, le vice-président de la communauté, deux autres membres du comité, plus le secrétaire général, et bien entendu [le rabbin David] a été composée pour gérer au mieux les effets de la pandémie sur la communauté israélite dont ils ont la charge.
Cette pandémie marque également une autre rupture, celle avec les habitudes religieuses et spirituelles, parce que pour les gens, vous savez, d’être arrachés à des habitudes, comme entendre les cloches, cela a été un véritable choc, nous dit Lina. Pour pallier cela, elle raconte avec fierté que toutes les communes ont été d’accord de sonner les cloches, alors qu’il n’y avait pas de culte. Selon elle, de manière symbolique, cela faisait écho à des rites, des occasions de se voir, quelque chose qui accompagnait ce canton depuis des centaines d’années. Après la subite fermeture des lieux religieux, l’abbé Jean se souvient : la première vague, on nous a donné l’ordre de fermer toutes nos églises ; c’était l’État de Vaud qui avait reçu des directives du Conseil fédéral, mais il les avait interprétées de manière trop stricte dans le canton. Levant le doigt vers le plafond, il nous indique son appartement, précisément son studio, comme il le qualifie lui-même. Depuis sa fenêtre qui donne sur la rue, nous dit-il en se replongeant dans ses souvenirs, je vois ce qui se passe, et je voyais des hommes, des femmes à genoux, pleurant devant les portes fermées ; ça m’a vraiment fait saigner le cœur. Face à cette souffrance, injustement produite selon Jean, il réagit : alors j’ai téléphoné à nos autorités, qui ont appelé le Conseil d’État, qui a permis ensuite que l’on réouvre dans les 48 heures. Dès lors, s’il a été possible de ré-ouvrir, cela s’est fait selon les obligations sanitaires en vigueur. Au-delà des règles établies du port du masque et de désinfection des mains, l’abbé Marc, comme nous tous et toutes, appréhendait également les nouvelles informations transmises par le Conseil Fédéral durant ses conférences de presse quasi-quotidiennes. Aux questions que faire pour un enterrement, que faire avec des catéchèses ? par exemple, il trouvait réponse dans les directives transmises au diocèse, traduites et adaptées pour les églises, que chaque paroisse du canton recevait. Lina elle aussi a été briefée tout le temps. Avec les nouvelles directives, elle se demandait, qu’est-ce qui était possible, qu’est-ce qui n’était pas possible ? Finalement, nous dit-elle, c’est comme pour tous les métiers. Face à des restrictions grandissantes, le rabbin David assure et rassure : nous avons respecté à la lettre toutes les décisions prises par les autorités communales ou cantonales ; on n’a pas lésiné sur les moyens ; ce que nous avons fait, c’était toujours dans le cadre de la loi.
Chacun·e de nos interlocuteurs et interlocutrice retrace avec nous les moyens qu’ils et elle ont investis pour se réinventer en temps de Covid. Depuis la réouverture, l’abbé Jean décrit la participation de nombreux bénévoles qui accueillent les gens : on ne veut pas les refouler en fermant la porte à clé, simplement ; donc ils leur donnent à l’extérieur des cadeaux, ils partent avec une petite nourriture ; et ceux qui font le choix d’attendre dehors, au froid, toute la messe, et bien nous les prêtres, à la sortie, on va leur donner la communion. Il simplifie ainsi la communion pour la rendre Covid-friendly : pour les gens qui venaient se confesser en temps de pandémie, j’avais sur moi plusieurs hosties, et je leur donnais la communion à l’extérieur. L’abbé Marc se souvient de ce que représentait comme charge de travail de tout re-calibrer. Pour lui, ça a été compliqué et très fatigant, avec les directives qui changeaient tout le temps. A contrario, l’événement pandémique a aussi son lot d’aspects positifs. Marc souligne notamment que cela a apporté beaucoup de créativité et des trucs géniaux ; on a réalisé qu’on avait des ressources, et puis qu’on pouvait changer. N’ayant pas été, selon lui, la paroisse la plus 2.0, son Église décide tout de même de sonder par e-mail les membres de la communauté catholique, en les ciblant à travers la création de groupes thématiques : on a fait des trucs plus personnalisés, en plus petit noyau, et les gens ont beaucoup apprécié. Pour leur part, Lina et ses collègues ont lancé une newsletter qui, avec le site Internet de la paroisse, sont devenus les modes de communication principaux. Elle s’empresse de nous annoncer avoir DIRECTEMENT commencé à faire des audios, à mettre nos cultes sur le site, même des morceaux d’orgue, des cantiques, tout un déroulement de culte avec des audios ; on s’est vachement secoué ! Lina nous confie également avoir pris l’initiative personnelle de créer une série, comme des fondamentaux, ou une sorte dekit de survie religieux et spirituel.
Pour beaucoup de ces professionnel·le·s qui se confient, la situation liée au Covid marque comme pour beaucoup le début d’un basculement vers des rencontres en priorité en distanciel. La pasteure Lina explique comment son quotidien a viré à Zoom, Zoom et re-Zoom. Pareillement pour David, tout se passait par Zoom ; donc on a fait nos prières quotidiennes via le Zoom. Le grand rabbin relève également que l’usage des réseaux sociaux tel Instagram a connu une forte demande de la part de nos membres. Cependant, face aux autres traditions rencontrées durant nos échanges, la spécificité du judaïsme fait que l’utilisation de tout appareil électronique est interdite le jour du Shabbat, autorisant ainsi son usage uniquement les autres jours de la semaine.
Au-delà de ces innovations de spiritualité assistée par les technologies, la période du Covid a aussi permis à Lina, Marc, et David de s’essayer à de nouvelles expériences riches en émotions, notamment à Pâques. Marc raconte : Traverser Pâques en rassemblant zéro personne dans une église, c’était vraiment une chose contre-nature, et il ajoute : on a fait des choses sur Facebook ; moi j’ai fait un grand message filmé pour toute la population. Le même jour de Pâques, Lina nous révèle s’être levée à 5h30 du matin et s’être rendue au cimetière local– c’est vraiment un endroit presque un peu ancestral et symbolique de Pâques, qui parle de la mort et de la résurrection, donc qui touche un peu à tout ce que les personnes peuvent vivre comme deuil en lien notamment avec le Covid ; j’ai filmé le lever de soleil sur les Alpes et puis j’y ai prononcé ce que nous prononçons chaque année à Pâques : « Il est ressuscité, il est vraiment ressuscité ». Je crois que cette marche que j’ai vécue ce matin-là, c’est quelque chose que je n’oublierai pas de sitôt ! L’événement de la Pâques juive résonne aussi pour le rabbin David qui raconte : Grâce à notre secrétaire générale, on a fait un travail colossal ; parce que la fête de la Pâques juive est très complexe ; les exigences de l’alimentation sont plus strictes que d’habitude ; on a même organisé des repas pour les nécessiteux qu’on a livrés jusqu’à domicile pour ne pas propager le virus.
Chacun d’elle et eux, au travers de la providentialité de leur métier, a fonctionné comme une espèce de caisse de résonance pour des expériences de souffrances, de limites, comme nous le raconte la pasteure Lina. Elle a été marquée par les récits des gens qui ne pouvaient pas voir leur maman ou des personnes qui ont des troubles de la mémoire et qui sont déjà désorientées ; c’était dur… De son côté, l’abbé Marc, en lien avec le CMS, nous confie avoir eu plus de demandes qu’auparavant pour les fins de mois. Le rabbin David, durant cette période, a aussi découvert comment, malheureusement, cela a affecté la communauté : Dans le cadre de la paix au sein du couple, ça a affecté quelques familles. Marc relève aussi la montée de la violence au sein des foyers : j’ai écouté quelques familles et c’était vraiment nerveusement tendu, voir physiquement violent ; ça pouvait même cogner un peu. En particulier, ce sont les personnes âgées qui semblent toutes et tous les préoccuper. Lina a été très en souci pour les personnes âgées ! Il y a des collègues qui ont fait beaucoup de téléphones. L’abbé Jean lui aussi était soucieux : on a une cuisinière, Maria, qui est une sainte personne ; et elle est une personne à risque, donc la crainte c’était de lui transmettre le virus ; une autre crainte c’était de transmettre le virus sans que je le sache, à des personnes âgées, parce que j’ai appris que des personnes âgées l’ont attrapé parfois par un prêtre qui avait célébré, puis tout d’un coup, le Monsieur est mort. Le plus dur pour lui a été la question des enterrements. Il y avait le strict minimum permis par la loi, explique David, on était juste cinq personnes ; on a pris les parents les plus proches, plus le rabbin, le ministre officiant, et voilà tout. Pour Lina, le plus douloureux, c’est quand vous n’aviez que le mari et les trois enfants ; c’était tout ! L’abbé Marc se sent quant à lui concerné par l’impact à long terme de ce type d’enterrement : ce sont vraiment des deuils psychologiquement qui sont très mal faits, à tout jamais. Pour illuminer ce triste tableau, l’abbé Jean raconte rendre honneur à la vie des défunt·e·s, même seul : parfois, des enterrements où il n’y a que le défunt et le prêtre, c’est les plus beaux. Il espère cependant que pour celles et ceux qui n’ont pas pu faire leurs adieux en raison de la jauge fixée à cinq personnes, on fera une célébration nationale d’adieux à nos chers défunts ; je dis bien « à Dieu », ça veut dire qu’on les a remis à Dieu : au revoir, on les reverra. La mort, il la côtoie au quotidien et face à face avec le Covid, il se dit à lui-même : « Si c’est l’heure, c’est l’heure » ; me donnant à Dieu, il se donne à moi aussi ; alors je n’ai pas peur de la mort ; puis le jour où le Seigneur vient nous cherche : Alléluia ! Pour Lina, mourir, on le peut chaque jour ; et dans mon métier, ça, on le sait, que la mort, elle n’a pas attendu le Covid ! L’abbé Marc n’avait lui non plus pas peur pour lui-même : Moi, j’avais le souci de mes parents, puis de mon frère, mes neveux, nièces, et de mes filleuls.
Finalement, c’est surtout l’absence du contact humain qui s’est fortement fait sentir. Écoutez, nous demande le rabbin,je ne cache pas que les personnes qui avaient besoin de nous sont venues chez moi, à la maison, toujours dans le cadre du respect des mesures. Il ajoute comme pour être clair : écoutez, il y a quelque chose de primordial dans le judaïsme, c’est la grande importance que nous accordons à la vie ; elle est au-dessus de tous les interdits, c’est la raison pour laquelle nous avons tout fermé. Ici, nous confesse l’abbé Jean, c’est un ministère de réconciliation ; comme tout le monde était invité à faire du télétravail, et que nous, nous confessions les gens en présentiel, et bien moi, je me disais, mais c’est peut-être bientôt la fin ; mais c’était aussi beau de se dire : « Si c’est la fin, on va être trouvé en tenue de service. On sera mort dans l’accomplissement de notre devoir ».
Dans un article du 14 novembre 2020, un journal local titrait « Le silence des Églises face à ce qui se passe est inquiétant », comme un renvoi à l’époque du Moyen-Âge où, selon l’historien Michel Grandjean, « les ecclésiastiques jouent un rôle prépondérant, parce que ce sont eux qui peuvent donner du sens [à la crise] ». Ce sens est souvent celui de la punition divine, comme le rappelle la pasteure Lina : Peut-être qu’il y a 100 ans, les églises auraient eu un message d’autorité qui aurait été « Dieu nous punit » ou « Dieu ceci, Dieu cela » ; il y aurait eu des espèces de déclarations un peu massives pour donner un sens à tout ça. Mais alors, comment les représentant·e·s religieux aujourd’hui interprètent-ils l’événement du Covid-19, et s’agit-il de lui donner un sens religieux ? S’il est un point sur lequel ils et elle s’accordent, c’est que Dieu n’a pas envoyé la pandémie, comme un énième fléau. L’abbé Marc l’affirme avec conviction : Si vous dites que c’est une punition de Dieu, je dis non tout de suite ! Selon lui, le rôle de Dieu n’est pas de punir : J’ai trouvé que Dieu était trop génial, il a été inspirant tout le long! On s’est dépassé comme jamais dans la charité, dans le souci de l’autre, moi je trouve que c’est génial ; je trouve que Dieu a été très inspirant pour moi qui croit en lui, et pour rien au monde je ne serais fâché avec lui durant cette pandémie. La pasteure Lina se refuse également à une interprétation de la pandémie comme fléau divin. En réponse à l’article de ce journal, elle s’insurge : Notre message ne se fanfaronne pas ! Peut-être qu’en situation de crise une religion nuancée c’est moins pratique, mais on a fait des tas de choses au service des gens ; ce ne sont pas des déclarations tonitruantes. La pasteure ne conçoit pas son rôle comme celui d’une autorité face à la société, mais vraiment comme celui d’un soutien à la communauté. Je ne me permettrais pas de dire ni que Dieu a voulu cette maladie, ni que ça n’a rien à voir avec lui, c’est pourquoi dit-elle s’être plutôt concentrée sur le service à la personne. Le rabbin David quant à lui, médite sur la pandémie. Pour lui, rien n’est dû au hasard, lequel n’existe pas pour l’homme de religion ; le mot hasard en hébreux se dit miqreh, composé de quatre lettres, mais dans ces quatre lettres, il y a deux lettres intermédiaires « rac » qui signifie « seulement », et « meashem » qui signifie « de Dieu » ; donc je ne peux pas attribuer cela au hasard ; bien entendu, Dieu a son message ; quel est-il ? Je laisse à tout un chacun de répondre à cette question. L’abbé Jean est pour sa part profondément ancré dans la tradition chrétienne et donne une interprétation rédemptrice de la pandémie : C’est une épreuve ; on ne peut pas dire que Dieu a envoyé ceci ; Dieu ne te veut pas de mal ; Dieu ne fait que nous aimer, mais il l’a au moins permise ; Je lie ceci, cette souffrance qui est mienne, en lien avec la pandémie, à la croix du Christ pour la Rédemption du monde. Selon lui, cette pandémie s’inscrit dans un plan divin plus large : J’aspire à un renouveau du monde entier ; je pense que ça va se faire, mais dans les douleurs de l’enfantement ; et une pandémie, c’est une douleur ; et il y en aura peut-être d’autre, je le crains.
Ces diverses interprétations nous font réfléchir, et nous sommes finalement plutôt surprises de constater que même à l’intérieur d’une même religion, les discours sont nuancés. Si les personnes rencontrées nous ont confié le sens religieux qu’ils et elle donnent à la pandémie, nous abordons maintenant leur point de vue personnel. Les abbés Marc et Jean, ainsi que la pasteure Lina valorisent une prise de conscience vis-à-vis de la société de consommation matérialiste dans laquelle nous vivons : Mais moi mon truc ça se résume en une expression : « Enlever le mot “courant”, il faut marcher ». Le problème, c’est qu’il y a la volonté de revenir aux affaires courantes, mais c’est le mot « courant » qui est affreux ; la société a été ralentie, mais les gens aspirent au retour des affaires courantes ? Pourquoi donc ?, s’interroge aussi l’abbé Marc. Pour l’abbé Jean, il s’agit d’une opportunité pour se détacher des biens matériels qui nous emprisonnent ; c’est dur, mais les épreuves m’ont aidé à me détacher. La pasteure Lina renchérit avec force : C’est pas possible de vivre dans une société où seuls quelques privilégiés peuvent s’en sortir, non ! Il faut cette recherche de « Comment est-ce que je contribue au bien de tous, ou pas ? ». Finalement, les représentant·e·s religieux·euses perçoivent le renforcement des liens sociaux comme LE point positif lié à la pandémie. L’abbé Marc ne cesse de rappeler la grande solidarité en place dans sa commune, qui s’est encore affirmée avec la pandémie : c’était impressionnant combien cette période a été favorable! Parce que nous, on demande aux gens de se reconnecter ; la religion c’est plutôt la relation à Dieu, mais aussi la relation à soi, relation aux autres, relation à la nature. Il nous raconte en souriant : Ici c’est une paroisse où tout le monde se soucie quand même les uns des autres, donc j’ai eu des gâteaux aux abricots qui sont arrivés devant la porte ; les gens ont beaucoup d’attention. La pasteure Lina dit avoir redécouvert non seulement le corps physique, avec la maladie, mais également le corps communautaire et l’importance du lien social, – de tout un coup se rendre compte que par notre corps, on fait partie du corps communautaire humain, c’était comme un frein à l’individualisme ! Cette maladie nous a ramené à la réalité du corps communautaire. Même ressenti pour le rabbin David, qui rappelle que nous avons tous été créés à l’image de Dieu ; le premier homme n’a pas été créé juif, ni musulman, ni chrétien, ni hindou, c’est un être divin qu’il faut respecter ; il faut donc porter grande attention à la dignité humaine.
Nos rencontres avec la pasteure Lina, le rabbin David et les abbés Marc et Jean nous ont beaucoup touchées. Par leurs discours – remplis de bienveillance et valorisant la solidarité comme valeur centrale de la religion quelle qu’elle soit – ils et elle ont su transmettre un message de paix et d’amour dans un contexte difficile. Nous les remercions pour leur temps et leurs paroles.
De mars à mai 2021, entre confinement et enseignements à distance, une classe de master de l’UNIL en sociologie de la médecine et de la santé a mené onze enquêtes au plus près du quotidien d’une variété de métiers, de communautés, de milieux. Les paroles recueillies composent la trame d’expériences partagées et de vécus intimes des événements, une lecture plurielle de leurs existences au cœur de la pandémie.
Un projet accompagné par Francesco Panese et Noëllie Genre.
Une enquête dans le milieu de l’art-thérapie de Pierre Bidaux, Marianne Gabastou et Héléna Rajon
Eté 2020. On entend le bruit d’un marteau-piqueur qui s’enfonce dans le sol. Lola s’est postée juste dehors sur un asphalte fatigué et qui aurait dû être raccommodé depuis le temps. Aujourd’hui, elle ne sait pas qui elle va rencontrer. Pour la plupart, elle ne les a encore jamais vus même s’il y a des habitué·e·s de l’atelier. Sur le trottoir opposé, elle voit un piéton courir vers le supermarché. Intriguée, elle le suit du regard. Après quelques minutes, il ressort… un Yop à la main. Elle se demande s’il vient à l’atelier ou si ce n’est qu’un passant. Puis, elle le voit traverser la rue et s’avancer vers l’atelier pour commencer la séance. A l’entrée, des phrases pour exercer la diction sont inscrites au marqueur bleu sur fond blanc. Les chaussettes de l’archiduchesse sont-elles sèches ? archi-sèches ?
Nous avons pu participer à certains ateliers de Lola, redevenus collectifs durant cette parenthèse d’été – souffle d’un semblant de normalité. Ensemble, au fur et à mesure de la séance, il nous est proposé d’inventer une histoire commune. Nous nous exerçons à imaginer, à nous écouter ou encore à nous dévoiler à demi-mots… Les anecdotes de chaque personne prennent alors forme et réalité. L’homme au Yop nous rapporte qu’un jour, il a trouvé, par hasard, une grande valise en se promenant en forêt. Il se raconte avec ses mots un peu décousus, désuets, mais parvient à garder le fil de son histoire. Il nous confie qu’après sa balade sylvestre il a transporté la valise jusqu’à un arrêt de bus et s’est fait arrêter à ce moment-là par une cohorte de policiers. Il a beau dire que la valise ne lui appartient pas, se justifier avec toute la bonne volonté du monde, il se fait embarquer… Nous le pressons de nous raconter la suite, tout en essayant d’imaginer les issues plausibles, malgré nos airs incrédules. Il ne se fait pas prier pour poursuivre et avoir un meilleur effet de suspense – il pèse ses mots pour davantage d’éloquence. Ils ont fini par le relâcher, après vingt-quatre heures, malgré les trésors mystérieux que contenaient cette précieuse valise… Venir partager des morceaux de vie, décrire sa réalité, c’était peut-être plus facile en présence des autres, quand on pouvait oublier le COVID.
Eva, l’une des trois art-thérapeutes que nous avons rencontrées, nous explique que dans leur profession la relation est au centre de tout : la relation avec toi-même, la relation avec ta famille, avec les autres en général, avec ton environnement et même la société. Tout comme ses deux consœurs, elle partage l’idée que les outils artistiques parlent beaucoup plus qu’une réflexion innée. L’art-thérapie suggérant une liberté qui mène à l’exploration, elles testent le théâtre, la danse, la musique, le dessin, la peinture : différentes explorations sont possibles. Elles proposent de créer, de se faire du bien, pour se rencontrer. Le lien intersubjectif est au centre de leur métier. La proximité, l’éveil des sens, le contact physique, toutes ces choses semblent essentielles à leur pratique. Ainsi, comment être art-thérapeute alors qu’il n’est plus possible de sortir de chez soi ? Comment faire lorsque le sens de leur activité repose sur la rencontre avec l’autre, mais que la nouvelle norme sanitaire est la distanciation sociale ?
Avril 2021. La journée est ensoleillée. Après plus d’un an de repli, de restrictions, d’inquiétudes et de questionnements, la ville renaît : les gens vont et viennent au gré de la douceur printanière. En dépit de cette liberté apparente un trouble commun se fait sentir : le monde a changé. Voilà Eva qui s’avance ; c’est une jeune étudiante d’une vingtaine d’années au sourire communicatif. Elle est la première que nous rencontrons pour parler de l’art-thérapie en temps de pandémie. Après de brèves salutations, nous décidons de manger un morceau puis de débuter l’entretien. Eva nous raconte qu’elle est de base étudiante en médecine et qu’elle explore différentes voies, teste différentes thérapies. Après de longs échanges avec sa thérapeute, celle-ci est devenue pas à pas sa mentor. C’est ainsi qu’en parallèle de ses études en médecine, elle prend part à la formation d’art-thérapeute en 2019.
Elle étudie alors de multiples pathologies comme les maladies chroniques, les amputations, les allergies, Alzheimer ou encore la dépression et l’angoisse. Des petits travaux ou des expériences lui sont demandés. Eva est alors énormément marquée par l’utilisation des tissus qui réveillent beaucoup de sens (odorat, toucher, ouïe). Cette technique permet de se centrer sur le moment présent puis d’évoquer différents souvenirs négatifs, positifs, libérateurs ou oppressants. Il y a une remise en perspective de la part du/de la patient·e qui permet, sur le long terme, l’auto-analyseet la prévention des risques pathologiques. Pré-Covid, Eva choisit de travailler sur le terrain autour du thème de l’échec et son lien avec la peur de la réussite, l’éternelle satisfaction et la recherche identitaire au travers d’une population d’étude intergénérationnelle. Du fait de la pandémie, le projet initial n’a pas du tout fini comme ça. Elle finit par s’orienter sur ses propres expériences.
Nous avons échangé ensuite avec Lola, une collègue. Nous nous retrouvons en visio. Notre communication s’adapte “en ligne” quand nos horaires et nos déplacements ne coïncident pas. Elle est costumière de première formation. C’est par la suite qu’elle suivra une animation sur les 6 sens donnée par une école aujourd’hui disparue. Cet établissement avait pour but de former des animateur·trice·s et des art-thérapeutes. Depuis qu’elle a cette double casquette, Lola travaille avec des publics très diversifiés : de jeunes adultes qui s’orientent vers une formation ou une profession, des populations migrantes, des personnes vulnérables auxquelles elle propose des ateliers d’expression, de communication, de coaching – espaces également de parole et de non-jugement.
Pour notre dernier entretien, nous rencontrons Olga. Un contact commun nous a mis en relation. Dans son atelier, on trouve des kaplas, de la peinture, des cadres vides et des nids sur les murs, tous blancs. Nous prenons place autour d’une table ronde ; les chaises grincent. Elle m’explique être infirmière de formation, mais elle a toujours eu une fibre créatrice. Dès qu’elle entend parler de l’art-thérapie, cela devient comme une évidence pour elle, ce métier est fait pour moi. Elle continue cependant à travailler dans les soins pour se faire de l’expérience, avant de se former comme art-thérapeute. Aujourd’hui, Olga est engagée dans deux instituts hospitaliers et a ouvert, depuis peu, son propre atelier en tant qu’indépendante. J’accueille les gens, comme des personnes à part entière, qui ne sont pas forcément malades… qui sont tout autre chose que leur maladie. Quand elle parle de son travail, ses mains touchent des matières invisibles. Elles dessinent sur la table, elles peignent le vide. Olga s’exprime avec beaucoup d’affection sur la manière dont les individus se rencontrent lors de création collective. Créer pour apprivoiser la proximité sans parole.
Printemps 2020. Les premiers jours de travail apportent un peu de stress. Même si, avec sa formation d’infirmière, Olga sait qu’elle ne va pas mourir, il faut prendre une position difficile envers ses proches. Tu vas pas mourir pour ton travail !? La thérapeute est aussi femme, belle-sœur, mère. Jusqu’où va-t-on pour sauver la vie des autres ? L’inconnu de la situation demande de s’adapter sur le plan professionnel et personnel.
Dans l’un des instituts hospitaliers dans lequel elle travaille, Olga a eu la chance de continuer à proposer ses services. Elle voit cela comme une reconnaissance, une valorisation de son travail. Dans l’autre, tout a été arrêté. Elle y reprend, un temps, sa casquette d’infirmière pour épauler ses collègues. La situation s’allège ensuite et elle redevient art-thérapeute. Mais là où la création collective sur une même feuille, avec un même crayon ou un même pinceau, prenait une place importante dans la thérapie, il faut maintenant proposer des activités individuelles. Fini les grandes tables où chacun·e se réunit. Il ne reste plus que des places uniques, séparées. Le lien entre les participant·e·s, c’est Olga qui, d’une certaine manière, le maintient. Elle passe de table en table, fait le liant entre les œuvres de chacun·e. Pour combler la perte du collectif, il y a à la fin un temps de parole en groupe mais il y a moins de confiance et moins de participation. Les patient·e·s se confient davantage individuellement ; la situation leur permet d’avoir plus de temps personnel avec la thérapeute.
Au départ, Lola donnait des ateliers de coaching collectif qui ont pu avoir lieu à nouveau l’été passé. Cependant, ces derniers mois, avec les mesures sanitaires, ceux-ci sont redevenus individuels. Elle nous explique que la pandémie a été un défi en plus pour les personnes qui, déjà, ont perdu l’envie d’avoir envie de quoi que ce soit. Nous parlons ensemble de celles et ceux qui ont disparu pendant plusieurs jours, semaines et pour lesquel·le·s nous sommes sans nouvelles, silence radio. Elle pense que le COVID est devenu une fatalité, une raison pour dire ce n’est pas de ma faute. C’est dur de se projeter à chaque fois dans un logement, se discipliner, rester motivé·e à venir pour continuer inlassablement ses recherches en espérant un jour trouver la perle rare. Lola nous parle encore de ces personnes pour lesquelles le fait même de se lever, se motiver est déjà une épreuve. D’habitude, tu te dis que tu vas reprendre le train en marche parce que ça continue à avancer, à évoluer autour de toi… Là tout est à l’arrêt. L’espoir que la vie se poursuive, qu’on a la possibilité de la rejoindre, rejoindre les autres, revenir vers soi-même également quand ça ira mieux. Tout est fermé. Les contacts dits non-essentiels proscrits – solitude. Les téléphones plus que jamais en mode avion – les messages, les appels qui ne passent plus – avec un seul vu sur WhatsApp. Déconnecté·e du monde et de ceux et celles qui pourraient nous contacter pour garder le lien. Pour Lola, ce qui est difficile avec la pandémie, c’est de courir derrière, ramer, relancer le truc encore plus, de savoir être à l’écoute, avant tout.
Eva pense aussi que, obviously, beaucoup de choses ont changé durant la pandémie, notamment le contact. Au début, les échanges se sont faits par Zoom, soit pas du tout. Il faut voir si le ou la patient·e est à l’aise et s’il ou elle possède le matériel adéquat. En ces temps, Eva ressent une grande difficulté au sujet de la communication au sens premier du terme : quand on doit commencer une conversation en sachant qu’on est face à un ordi, les personnes qui devaient sourire avaient beaucoup plus de peine. Pour cette future thérapeute, utilisatrice du langage paraverbal, ce n’est pas évident : il est plus complexe d’analyser le comportement du ou de la patient·e, particulièrement lorsque la vidéo n’est pas présente. C’est donc plus délicat car le ou la thérapeute a tendance à tourner autour du pot ou à manquer certains éléments. Au bout d’un mois et demi, les séances sont arrêtées. Une perte de motivation de part et d’autre est ressentie : le thérapeute est aussi un être humain qui va être fatigué de la situation. Il y a une perte de rythme qui empêche toute optimisation thérapeutique du fait d’une perte de repères.
Pour les patient·e·s, c’est frustrant : les habitudes sont chamboulées. A l’ouverture de nouvelles séances, le découragement et l’absence sont présents : les gens sont coincés dans leurs angoisses ou dans leurs peurs ; pas mal de gens sont vannés, presque saoulés de tout. Certain·e·s n’ont même plus l’idée de sortir et justifient cette attitude par le fait que l’on nous l’impose, alors pourquoi sortir de sa zone de confort ? Quelques rendez-vous sont programmés puis annulés : des barrières se sont installées. Ces dernières sont accentuées par le port du masque et la distanciation sociale, mesures restrictives diminuant nettement la convivialité de l’espace de soin et accentuant le renfermement sur soi. C’est donc un challenge que de faire comprendre à un ou une patient·e replié·e sur lui ou elle-même que, malgré les restrictions, la situation se débloque peu à peu. Simultanément, une autre problématique émerge : celle des personnes qui sont très motivées à venir, presque trop contentes d’être là. L’enthousiasme n’est que diversion et prend le dessus sur les vrais problèmes. Le ou la thérapeute se doit donc d’être plus subtil·e et de marcher un peu sur des œufs. La charge de travail est alourdie ; entre celles et ceux qui coopèrent mais apportent peu de choses pertinentes, celles et ceux qui se referment et celles et ceux qui donnent l’illusion d’une absence totale de changement ; le lien est difficile.Eva se questionne puis adapte sa pratique : la relation patient·e-thérapeute se renforce.
Printemps 2021, reprise des séances en présentiel. Eva se sent coincée : elle s’auto-restreint dans sa pratique et n’a pas envie de s’imposer dans l’espace de l’autre. Les séances d’une heure qui permettaient la création d’une œuvre ne sont plus les mêmes la réalisation laisse place à l’écoute, à la reprise de contact. Le lien tactile n’est plus présent : il est plus difficile d’ouvrir et de refermer une séance. Cela amène à une adaptation et à une progression. Son statut d’observatrice lui permet de voir qu’il est tout aussi difficile pour son mentor d’être présente pour les patient·e·s. Ce n’est pas naturel d’aider quand on est soi-même désemparée et qu’il faut retrouver des outils adaptables sur le moment même. Maintenant, il faut prendre le temps de socialiser. Ce qui était évident pré-pandémie ne l’est plus actuellement. Le fait de passer d’une activité inexistante à une activité accrue en un temps restreint demande beaucoup plus d’énergie. Pourtant, cela reste positif de rencontrer à nouveau des gens et d’apporter une contribution au quotidien. Pour la rédaction de son mémoire, Eva commence par faire des entretiens via Zoom : ce n’est pas évident. Il y a besoin de se coordonner et de prévoir le matériel à l’avance. Qui plus est, sans abonnement les échanges par Zoom ont une durée limitée et ça casse un peu la dynamique. Les résultats sont biaisés, il faut trouver un autre sujet. A nouveau, il faut changer, s’adapter. En dépit des fluctuations, elle apprend beaucoup. Elle se remet en perspective et fait le point : par exemple, elle réexamine son insatisfaction perpétuelle quant à ses résultats universitaires. De nouvelles décisions sur son futur émergent. C’est bénéfique et ça fait énormément grandir : chaque jour on apprend un peu plus sur soi, on se construit.
La possibilité de faire ses ateliers par Zoom a permis à Lola de réadapter sa pratique et retrouver certaines personnes qu’elle accompagne. Elle a décidé de proposer des jeux sur WhatsApp, comme des devinettes avec des images connues de lieux, d’objets, monuments en Suisse qu’il faut identifier. Ensuite, elle a réajusté le tir en envoyant aux participant·e·s des nouvelles images par courrier postal, chaque semaine, afin qu’ils et elles puissent les regarder en même temps qu’ils et elles sont sur leur téléphone – ils font tout avec. A partir de ce support commun, il est alors plus facile de susciter la discussion. Lola trouve que pour les tours de parole, c’est par contre plus difficile de partager avec les timides quand certain·e·s prennent beaucoup de place dans un groupe. Parfois, lorsqu’elle pose une question à quelqu’un, c’est tout le monde qui répond sauf la personne concernée – chacun son tour leur dit-elle. Réorganiser les tours de parole, repenser les façons d’échanger, faire quelque chose ensemble, recréer du commun, parler même si on n’est pas réuni. C’est compliqué mais on rigole beaucoup.
Olga utilise d’ordinaire de la peinture, du fusain, du pastel, des collages, ou si une personne ne se sent pas à l’aise avec le dessin, elle peut faire des jeux d’écriture – j’essaie vraiment d’être au plus proche de ce qu’ont besoin les gens. Pour un des instituts où elle travaille, les participant·e·s se rendaient, pré-Covid, dans un atelier extra-muros. Malheureusement, la situation sanitaire oblige à limiter les sorties. Il faut alors bricoler dans une cuisine du bâtiment, aménager un lieu insolite pour accueillir les personnes. Ce changement oblige Olga à réduire le matériel transporté à l’essentiel ; il n’est pas possible de tout prendre à la fois. Ces modifications obligent aussi les patient·e·s à s’adapter : ça a fait émerger des ressources chez les gens. Certain·e·s ont pu s’exprimer davantage sur les activités appréciées et ressourçantes. Là, Olga, vous amenez l’argile, parce que c’est ça qui m’a fait du bien !
Pour ce qui est de son activité d’indépendante, Olga a arrêté complètement ses suivis au début de la pandémie. Elle garde un lien en envoyant des SMS. Une personne demande un suivi par Zoom, mais c’est tellement différent. On n’est pas dans ce petit cocon, ici. Y’a pas le même matériel, y’a pas la confidentialité – la maison est un lieu que l’on doit partager avec sa famille. La visio n’est pas idéale, moi j’aime bien le côté matière et je trouve que c’est vraiment pour ça qu’on fait de l’art-thérapie. Mettre son corps en jeu, s’impliquer physiquement, par ses sens.
Le masque. Lola l’a porté tout d’abord seule, face à sa classe. Un temps où il n’était pas obligatoire – maintenant c’est la règle. Elle m’explique aussi qu’elle a dit aux participant·e·s de sourire avec les yeux, car ça se voit même si beaucoup des expressions sont cachées. C’est un conseil important, notamment pour celles et ceux qui vont passer des entretiens. Pour d’autres personnes, celles qui manquent de confiance par exemple, c’est un moyen de se cacher. Comment communiquer, lorsque les expressions sont ce qui est à partager ? La langue, le malaise, ou encore la timidité en plus du port du masque – ça fait beaucoup.
Olga fait un constat similaire. Avoir la moitié de son visage dissimulée n’aide pas au dialogue surtout quand on travaille avec des personnes souffrant de troubles psychotiques. Avec le masque on ne sait pas si vous riez ou si vous faites une grimace. Il faut compenser par les mots pour aider l’autre à comprendre ce qu’on exprime : vous ne voyez pas, mais je souris. Il faut trouver un moyen de se présenter à visage découvert pour aider ce lien social, comme sortir à la rencontre des gens, dans la rue. On se salue de loin pour ne pas avoir à porter le masque. En atelier, tout le monde ne vit pas facilement le fait de devoir le porter, et il n’est pas toujours possible de forcer une personne à le faire. D’autres ne supportent pas que les gens ne le gardent pas, ça demande plus de temps et de l’accompagnement par la parole.
Finalement, pour un métier où le lien intersubjectif est aussi important, devoir s’adapter, en repensant ses outils et son langage, a été un élément essentiel pour continuer d’accompagner l’autre. La pandémie laisse des traces et seul le temps permettra d’appréhender leurs véritables impacts. De l’expérience d’Olga, c’est le collectif qui a été le plus touché. J’attends toujours qu’on puisse re-proposer les activités en groupe, être proche des gens, mélanger les couleurs dans l’assiette de l’autre. Pour Lola aussi, il faut essayer d’aller à la rencontre des autres et leur faire reprendre confiance… Repenser les ateliers sur un mode plus privé, un face-à-face quand c’est possible, sinon un coup de téléphone, un moment sur Zoom les gens se confient plus et la réflexion va beaucoup plus loin.
Après une année de pandémie, Lola insiste sur le fait que c’était un travail d’équipe. Il y a aussi les autres professionnel·le·s qui sont là et se soutiennent. Elle estime avoir fait sa petite partie… Olga a aussi pensé proposer des ateliers pour le personnel soignant. Elle estime que ça serait bien de disposer d’un lieu pour pouvoir déposer les vécus ; notamment pour les infirmi·er·ère·s pour qui cela a été très, très difficile. De même, les collègues dans les soins et les étudiant·e·s expriment de la surcharge ainsi qu’une culpabilité de ne pas bien faire. Le partage de groupe serait ainsi un projet salvateur, tous portraits confondus. Trouver des solutions, de nouveaux lieux… Se réinventer, communiquer. Prendre soin des uns et des autres c’est aussi préparer le monde d’après. Se connecter autrement avec des histoires qui s’entremêlent et aussi réfléchir grâce à Lola, Eva, Olga car l’art thérapie, c’est pas seulement dessiner, c’est aussi bon pour la tête.
De mars à mai 2021, entre confinement et enseignements à distance, une classe de master de l’UNIL en sociologie de la médecine et de la santé a mené onze enquêtes au plus près du quotidien d’une variété de métiers, de communautés, de milieux. Les paroles recueillies composent la trame d’expériences partagées et de vécus intimes des événements, une lecture plurielle de leurs existences au cœur de la pandémie.
Un projet accompagné par Francesco Panese et Noëllie Genre.
Expériences de la pandémie
De mars à mai 2021, entre confinement et enseignements à distance, une classe de master de l’UNIL en sociologie de la médecine et de la santé a mené onze enquêtes au plus près du quotidien d’une variété de métiers, de communautés, de milieux. Les paroles recueillies composent la trame d’expériences partagées et de vécus intimes des événements, une lecture plurielle de leurs existences au cœur de la pandémie.
« Une rentrée pleine d’incertitudes pour les élèves de Suisse romande » : voilà le genre de sujets traités, parmi d’autres, aux informations de la RTS lorsque la crise du COVID-19 battait son plein au printemps 2020. Peu après le début de la pandémie, les médias se sont rapidement tournés vers les étudiant·e·s entrant dans un nouveau cursus académique et/ou professionnel en rapportant leurs difficultés à se socialiser à ces nouveaux environnements. Mais qu’en est-il de l’entrée des jeunes diplômé·e·s sur le marché du travail en pleine pandémie ? C’est l’objet de cette enquête – menée par deux étudiant·e·s en Master à l’Université de Lausanne qui vont aussi être confronté·e·s à cette réalité dans un futur proche. Nous nous retrouverons en effet devant des obstacles similaires à ceux évoqués par trois personnes que nous avons rencontrées : Amandine, Fiona et Xavier. Tou·te·s trois ont partagé avec nous leurs craintes, leurs stress, leur sentiment de perte de confiance en eux·elles lors de leurs recherches d’emplois en période de pandémie.
Dans une ambiance décontractée et accueillante, nous nous installons dans le salon d’un jeune couple, pour nous entretenir avec Fiona. Après avoir effectué une école en Communication & Marketing, elle a terminé son dernier stage en 2020, à l’aube de la pandémie du COVID-19. Bien que son stage ait été muté en contrat à durée déterminée, Fiona se retrouve au chômage en plein confinement. Son compagnon, Xavier, que nous rencontrons une semaine plus tard, poursuit les mêmes études. Il trouve un stage, après l’obtention de son diplôme, qui se termine abruptement en pleine pandémie et à cause d’elle. Amandine, avec qui nous échangeons via Zoom, est plutôt sûre d’elle et de son avenir après un parcours scolaire et professionnel atypique : un CFC en couture, un CFC d’électronicienne, une tentative d’entrée à l’EPFL suivie d’une recherche d’emploi. Ce qui paraît certain pour ces trois personnes, c’est qu’un double changement s’opère simultanément : la pandémie et les restrictions qui en découlent, couplée à la transition entre la fin du parcours professionnel et académique à celui du marché du travail.
Après une septantaine de lettres et deux entretiens, Fiona réalise qu’elle rétrograde. Le secteur de la communication et du marketing fait partie des premiers dont le budget se retrouve coupé. Leurs rêves ont été vus un petit peu à la baisse. Les exigences des entreprises augmentent, ajoutant un bâton supplémentaire dans les roues des deux partenaires. Les cahiers des charges sont toujours plus gros. Ok, je fais de la comm’ et de l’événementiel mais tout d’un coup on veut être graphiste. En même temps il faut avoir une notion en vente, une notion marketing, une notion en comm’… et puis « si vous avez 15 ans d’expérience dans le milieu culturel ce serait encore un avantage, parler français, allemand, anglais, italien,… ».Compréhensif, Xavier se met à la place des rares entreprises qui restent ouvertes aux candidatures en temps de pandémie : « L’urgence est là, j’ai moins de personnel et je veux que cette personne-là, qu’elle arrive déjà formée, avec trois ans d’expérience minimum ». Bien connus du jeune couple, les critères des profils recherchés ne cessent de se multiplier.
Fiona rencontre des obstacles lorsqu’elle se retrouve hors de la sécurité des bancs scolaires. On n’est pas prêt à sortir des études et chercher un travail ; on n’est pas préparé à se dire qu’on va peut-être passer un an de chômage. Xavier perd confiance en lui : c’est comme si tout ce que j’avais construit avant, la confiance que j’ai, mes aptitudes, ma valeur ajoutée, tout ça commence un petit peu à s’ébranler.
La pandémie bouscule les manières de faire des jeunes au seuil du marché du travail qui se confient, notamment en ce qui concerne leur quotidien professionnel. Pour Xavier, c’est non seulement le rythme du travail exigé qui est accéléré, mais aussi la flexibilité attendue par les entreprises vis-à-vis des candidatures à un nouveau poste : « Vous pouvez être là demain à 13 heures ? ». Il décrit ce nouveau mode de vie où nous sommes toutes et tous empressé·e·s de trouver un emploi, où il faut être de plus en plus flexibles, jusqu’à des points parfois assez étonnants. Face à cette accélération et cette urgence, Xavier aime se souvenir d’un temps un petit peu plus classique qui favorisait une entrée lente, mais agréable dans un nouveau poste.
Les premiers pas professionnels de Fiona comme stagiaire se font en télétravail. Le distanciel l’empêche d’avoir des conversations avec ses collègues qui dépassent le cadre du travail : Peut-être qu’on en a un peu marre maintenant de l’audiovisuel, on a envie de se voir, on a envie de se parler, de pas juste raccrocher puis dire : « on a fini la séance, au revoir bonne journée », on a peut-être envie de parler un peu d’autres choses cinq minutes après. Fiona, Xavier et Amandine souffrent du manque de contact social. Iels nous racontent l’envie et le besoin de discuter, de partager avec les autres. Débuter ou entretenir une relation avec leurs pair·e·s semble difficile et les conversations ne dépassent pas le small talk, puis se dirigent rapidement sur des échanges purement professionnels. Xavier remarque une métamorphose de son lieu de travail qui fait maintenant office de lieu de rencontres – enfin bref, en gros c’est que les gens ne peuvent plus sortir, ne peuvent plus faire de rencontres, alors ils utilisent un lieu où il y a normalement 327 collaborateurs pour aller un petit peu discuter à droite à gauche.
Amandine n’est quant à elle pas tellement dérangée par le confinement, elle y voit un gain de temps de ne pas devoir prendre les transports en commun, et c’est plus simple de travailler de la maison. Durant cette période, elle dit son plaisir de regarder ses cours quand elle voulait, quand elle arrivait mieux à se concentrer. Elle regrette pourtant de ne plus pouvoir aller au restaurant avec ses amis pour nuancer aussitôt : il y a beaucoup plus de distractions possibles à la maison. Comme pour beaucoup, son environnement d’étude change : sa chambre, lieu qui était auparavant dédié au repos et à la détente, devient lieu d’apprentissage.
Ce sont les restrictions sociales qui sont les plus embêtantes, comme pour tout le monde, nous dit Amandine. Pour elle et les autres, les espaces de travail et les relations qui s’y nouent ne sont plus appréhendés comme ils l’étaient auparavant, et la seule dimension qui compte aujourd’hui est le travail prescrit, la tâche en elle-même. Tout ce qui entoure leurs activités professionnelles et leurs formations respectives est écarté, laissant place uniquement au travail productif et à l’efficacité. Ce sont notamment les pauses-cafés qui disparaissent, elles qui représentaient un moment de partage et d’échange entre les employé·e·s comme entre les étudiant·e·s. Pour pallier ce manque de socialité, l’entreprise de Fiona met sur pied le concept de e-coffee. C’est alors en chambres séparées qu’on se retrouve projeté·e·s avec des questions proposées lors de chaque rencontre afin d’aiguiller la conversation. Nous comprenons que l’espace de travail est réorganisé. Le moyen employé pour interagir avec leurs supérieurs hiérarchiques ou leurs collègues a aussi changé : tout se passe en audiovisuel ce qui impacte la qualité de la relation. Fiona nous décrit une situation de e-coffee pour elle particulièrement gênante : Tu n’as pas envie de parler de voyage, ben tu parles voyage. Et puis oui, c’est un peu forcé, parce que je pense qu’il y a des jours où t’as pas forcément envie, t’es peut être pas dans le mood de parler, d’échanger. Et puis en audiovisuel, y a ce côté hyper moins humain qui fait que t’arrives devant quelqu’un, tu souris un peu bêtement ; t’as ces silences, problèmes de connexion, ça marche pas ; et c’est un peu ce sourire un peu forcé même si tout, tout est hyper intéressant et le concept est génial. C’est un peu du small talk, vraiment, c’est ça.
Les mots de Fiona résonnent avec ceux de la professeure de sociologie Laurence Kaufmann qui nous disait qu’à travers l’écran, nous voyons les dimensions proxémiques, haptiques et kinésiques disparaître. L’interaction sociale est différente, on ne voit ni notre interlocuteur·trice arriver ni partir, ce qui peut engendrer un sentiment étrange. Fiona s’étonne aussi de constater que ces moments d’e-coffee étaient non seulement guidés, mais littéralement créés. Côté études, Amandine, elle, s’inquiète pour ses camarades qui ont besoin de poser pas mal de questions au professeur, car c’est plus facile d’expliquer sur place qu’en ligne.
Le soutien mutuel de Fiona et Xavier joue un rôle particulièrement important durant le confinement. Lui nous dit que sa copine merveilleuse l’a beaucoup épaulé pendant cette période ; qu’il a de la chance d’avoir pu vivre ces moments en compagnie de sa meilleure amie. Pour elle, l’entraide pendant leurs recherches d’emploi était cool parce qu’iels pouvaient s’épauler : elle lui envoyait les postes qui lui ressemblaient le plus […], et inversement lui aussi. Mais elle évoque aussi la charge émotionnelle qui peut être engendrée par la recherche d’emploi à deux – c’est compliqué parce qu’il n’y a pas quelqu’un qui peut motiver l’autre constamment ; c’est tout le temps un échange et puis quand on est déprimé les deux en même temps, ben ça, c’est un peu compliqué.
Plutôt gêné·e·s, les deux partenaires nous confient que ce sont les parents de Xavier qui leur mettent la pression. Je me suis vraiment remis en question sur mes choix et mon parcours professionnel ; j’ai eu la chance d’avoir des parents qui m’ont payé cette école, mais en même temps, cette dépendance lui procure un sentiment d’enfermement. Il cherchait en permanence de l’emploi – parce que j’ai toujours eu cette envie de liberté, l’envie de m’assumer. Durant cette longue période de recherche, tou·te·s deux nous ont avoué avoir remis en question les réelles opportunités qu’iels avaient de s’insérer dans leur domaine de prédilection. Ces interrogations proviennent, selon Xavier, de son envie de réussir, de réussir pour eux – ses parents –, car c’est les valeurs qu’iels lui ont inculqué depuis son plus jeune âge. Il en a hérité un état d’esprit de combattant : lorsqu’on tombe, il faut qu’on se relève, bien que la situation soit compliquée, quoi.Lorsque son premier emploi se termine, il éprouve un profond sentiment de honte, la honte d’être au chômage, de réaliser que bah voilà, t’as pas de boulot. Le travail en soi est un facteur important de l’insertion sociale dans le contexte suisse, nous dit-il, et mieux encore si c’est un travail à plein temps. Il souffre de ne jamais ressentir de satisfaction entière : j’ai trouvé un travail à 80%. Mais avec cette crise, tu dois montrer que t’en veux, travailler, travailler à 100%. T’as déjà trouvé à 80, c’est génial. Non c’est pas assez. Fais plus, montre plus. Non seulement la recherche d’emploi a ébranlé les certitudes de Xavier et Fiona quant à leur choix de formation, mais en plus, Xavier se retrouve à questionner la légitimité de son travail même une fois inséré sur le marché de l’emploi. Et comme pour pallier ce manque de confiance et faire face à cette pression extérieure, il se réapproprie son parcours, en se répétant que sa réussite est bien la sienne : j’essaie de le faire pour moi, d’avoir mon propre chemin de vie, d’avoir plus d’indépendance finalement par rapport à leur avis.
Xavier qualifie son parcours tant scolaire que professionnel comme parsemé d’embûches, en dents de scie. Il relate les discussions qu’il a eues avec son père par rapport à ce complexe d’infériorité qu’il a souvent ressenti vis-à-vis de son frère aîné, qui lui, malheureusement pour moi, réussit tout ; mais voilà, j’ai constamment cette image qui me revient en me disant, « ah bah ouais, j’ai un mec qui me ressemble un petit peu, il a deux ans de plus que moi, il réussit », et c’est vrai que c’est bête, mais il y a toujours ce complexe un petit peu d’infériorité, bien que voilà t’es plus un bébé, 28 ans il en a 30 mais, t’es toujours un petit peu en-deçà. Cette comparaison constante avec son frère fragilise le degré de certitude que Xavier éprouve face à ses choix.
Être à la recherche intensive d’un travail, c’est le quotidien de ces trois personnes, baignées dans le capitalisme où, voilà, le travail, la réussite, les beaux salaires… sont quelque chose qui fait saliver encore beaucoup de jeunes. Xavier constate devoir tout faire pour avoir le Saint Graal, la place de travail. Postulation après postulation, Fiona s’imaginait un début de carrière beaucoup plus simple et ne pas être au chômage huit, enfin dix mois. Les trois jeunes se retrouvent dans une attente qui devient de plus en plus pesante, surtout pour Amandine. La jeune électronicienne ne souhaite qu’une chose :recevoir une réponse positive à sa dernière postulation. C’est ce qui va la satisfaire, lui offrir l’épanouissement tant rêvé. Dans leur imaginaire partagé, accéder à un poste de travail, c’est acquérir une forme d’indépendance et ceci constitue une finalité en soi. Mais en même temps, Xavier semble froissé par le fait que les entreprises jouent de cette situation : on te tient véritablement avec ce travail ; elles savent qu’on a besoin de travail et que le travail te représente aussi aux yeux des gens, aux yeux de la société, de tes amis, de ta famille ; c’est pas pour rien… Leur profession étant cruciale à leur identité, c’est avec un sentiment de honte que Xavier remplit sa déclaration d’impôts : du coup, l’année passée, j’ai dû mettre chômeur ! Sans emploi ! Je te dis, pour l’Etat, je n’ai pas d’emploi, je sers à rien.
Être bien entouré et relativiser sont les stratégies d’Amandine, Fiona et Xavier pour faire face à une entrée sur le marché du travail entravée par la pandémie du COVID-19. Bien que leurs parcours diffèrent, iels ont en partage une force mentale et une entraide. Même sans les effets pandémogènes auxquels iels font face et les recherches d’emploi compliquées en pandémie, les jeunes diplômé·e·s étaient bien conscient·e·s qu’une entrée sur le marché du travail ne serait pas de tout repos : même sans pandémie, ça reste compliqué dans beaucoup de jobs de trouver du travail. Des lettres de motivation qui se ressemblent de plus en plus, de rares entretiens et parfois des places de stages scandent le nouveau quotidien du jeune couple et d’Amandine. Le constat est le même pour tou·te·s : iels doivent rester productif·ve·s quoi qu’il arrive, quitte à ce que leur entrée sur le marché du travail se fasse abruptement. Cependant, la période de confinement leur permet de s’accorder le temps de réfléchir, de prendre le temps d’offrir à l’autre un soutien, d’imaginer de nouveaux parcours professionnels, tout en gardant en tête une pensée qui résonne particulièrement en temps de crise : on ne sait jamais de quoi demain est fait.
De mars à mai 2021, entre confinement et enseignements à distance, une classe de master de l’UNIL en sociologie de la médecine et de la santé a mené onze enquêtes au plus près du quotidien d’une variété de métiers, de communautés, de milieux. Les paroles recueillies composent la trame d’expériences partagées et de vécus intimes des événements, une lecture plurielle de leurs existences au cœur de la pandémie.
Un projet accompagné par Francesco Panese et Noëllie Genre.
Pour lutter contre la propagation du COVID-19, de nombreux pays ont imposé des mesures drastiques qui ont réduit l’activité économique. Les écoles et les magasins ont fermé, les voyages en avion ont été interdits et certaines villes ont été complètement fermées.
Si ces mesures ont entraîné des difficultés économiques, notre étude montre qu’elles ont également amélioré de façon spectaculaire la qualité de l’air. La pollution atmosphérique dans les zones urbaines a diminué jusqu’à 45% pendant le lockdown, et les améliorations de la qualité de l’air ont persisté même après la levée des mesures de lockdown.
S’appuyant sur notre expertise en matière d’économie de l’environnement et de politique économique, les résultats inédits de cette étude soulignent le potentiel des politiques environnementales intelligentes pour mieux reconstruire en se concentrant sur une économie durable.
La pollution atmosphérique est une menace majeure pour la santé humaine. Elle est directement liée aux activités économiques telles que le transport, la production d’électricité, l’industrie, l’agriculture et la consommation d’énergie domestique pour le chauffage et la cuisson.
La désinformation est dangereuse. Nous la combattons avec des faits et de l’expertise.
Si la plupart des lockdowns ont directement et considérablement réduit les transports et l’activité industrielle, leur impact sur l’agriculture, la consommation d’énergie domestique et la production d’électricité est souvent indirect et plus complexe.
La principale source de pollution atmosphérique varie d’une région à l’autre et est essentielle pour comprendre les différents impacts environnementaux des lockdowns dans le monde. Alors que les transports et les activités industrielles sont les principales sources de pollution dans les zones urbaines des pays développés, notamment en Amérique du Nord et en Europe, la consommation d’énergie des ménages, l’agriculture et la production d’électricité sont parmi les principales sources de pollution atmosphérique dans de nombreuses zones urbaines d’Asie, d’Amérique du Sud et d’Afrique.
Notre étude a montré que, si la plupart des zones ont connu une réduction de la pollution atmosphérique en réponse aux mesures de confinement, d’autres zones n’ont connu que de légères améliorations, voire une détérioration de la qualité de l’air. Dans les zones où la qualité de l’air s’est améliorée, la principale source de pollution était l’industrie ou les transports. Les zones où la qualité de l’air n’a pas changé ou s’est détériorée sont souvent les mêmes que celles où les principales sources de pollution sont l’agriculture, la combustion domestique de la biomasse ou la production d’électricité, notamment la Grèce, le Japon et la Colombie.
Ces résultats soulignent la complexité de la relation entre l’économie et l’environnement. L’idée reçue est que l’activité économique est mauvaise pour l’environnement. Si nous découvrons et confirmons cette relation négative, nous trouvons également des domaines où l’environnement résiste à l’activité économique.
Les recherches antérieures sur le développement économique montrent que la composition des économies change au cours du processus de croissance économique, passant souvent d’une économie agricole à une économie industrielle, puis à une économie dominée par les services. L’impact environnemental du développement économique peut donc être positif lorsque le passage à une production plus propre compense largement les dommages environnementaux causés par l’augmentation de la production.
Nos résultats concernant l’impact global des restrictions COVID-19 sur la qualité de l’air suggèrent que de telles relations peuvent également exister à court terme, lorsque les gens répondent aux restrictions COVID en se tournant vers d’autres activités plus polluantes, telles que la pollution accrue due au chauffage, qui sont moins affectées par les restrictions.
Pour l’avenir, nos résultats suggèrent que les politiques visant à améliorer la qualité de l’air doivent tenir compte de ces diverses réactions à la réglementation. La réglementation de certaines activités seulement peut entraîner une détérioration des résultats environnementaux si l’activité économique se tourne vers des actions plus polluantes.
Une meilleure réponse politique, confirmée par nos résultats, devrait impliquer des incitations qui orientent les économies vers une production et une consommation de biens et de services plus propres. C’est exactement ce que font les politiques fondées sur le marché, telles que les systèmes de plafonnement et d’échange ou les taxes sur les activités polluantes.
En créant un coût à la pollution par le biais de taxes ou de prix de quotas, ces politiques encouragent l’innovation et l’investissement dans les technologies vertes. Nos résultats, ainsi que les leçons générales tirées de l’expérience des taxes sur le carbone et des systèmes de plafonnement et d’échange pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, peuvent servir à la conception de politiques environnementales intelligentes.Bien que le COVID-19 lui-même, et les mesures de confinement associées, aient eu des conséquences tragiques pour les sociétés, il constitue également une expérience naturelle sans précédent qui nous aide à mieux comprendre la relation entre l’activité économique et l’environnement. Notre étude fournit des leçons cruciales pour mieux reconstruire, en particulier lorsqu’on envisage une économie durable dans un monde post-COVID.
Article initialement publié dans The Conversation le 14 avril 2021.
PDF de l’étude complète dont les auteurs sont : Jean-Philippe Bonardi, Quentin Gallea, Dimitrija Kalanoski, Rafael Lalive, Raahil Madhok, Frederik Noack, Dominic Rohner et Tommaso Sonno.
Jean-Philippe Bonardi est Professeur ordinaire de management stratégique et Doyen de la Faculté des HEC de l’Université de Lausanne. Ses recherches sont à l’intersection entre l’économie politique et les stratégies commerciales. En particulier, il étudie les activités non-commerciales des firmes, à savoir la manière dont celles-ci gèrent leurs relations avec les gouvernements, les organisations internationales, les médias, les groupes d’intérêts, les ONG ou les activistes. Il s’intéresse donc aux relations entre les firmes et les politiques publiques, tant au niveau local que global.
Rafael Lalive est professeur de sciences économiques à la Faculté des HEC de l’Université de Lausanne. Il travaille sur les questions liées à la politique du marché du travail, à la politique familiale et à l’économie sociale et enseigne des méthodes empiriques pour l’économie et la gestion.
Dominic Rohner est Professeur ordinaire en économie politique et institutionnelle à la Faculté des HEC de l’Université de Lausanne. Il est aussi chercheur pour le Development Economics Programme du Centre for Economic Policy Research. Ses recherches se concentrent notamment sur l’économie politique et le développement. Plusieurs de ses récents travaux traitent du rôle des ressources naturelles et du capital social dans les conflits armés.
La pandémie de Covid-19 continue de produire des effets néfastes sur la société et l’économie. Au niveau économique, les PME sont parmi les acteurs qui ont souffert et qui continuent à souffrir le plus des effets de cette pandémie (Bartik et al. 2020). Une étude réalisée par economiessuisse[1] montre que les PME suisse continuent à faire face à une situation difficile un an après le début de la crise sanitaire. Nombreuses sont celles qui doivent suspendre et/ou réorganiser leurs activités, faire face à des nouvelles pratiques du travail, assurer un soutien plus important à leurs collaborateurs et développer dans l’urgence de nouveaux produits/services et canaux de distribution.
Notre projet de recherche vise à identifier les conséquences de la pandémie de COVID-19 sur les PME en Suisse. Plus spécifiquement, il examine l’impact des mesures de santé publique prises par les autorités suisses[2] pour faire face à la pandémie de Covid-19 ainsi que les mesures de soutien accordées pour faciliter la poursuite des activités et maintenir la performance des PME suisses. Dans le cadre de ce projet, nous déployons une approche par étude de cas et appliquons des techniques économiques et de gestion pour évaluer cet impact.
Notre étude comporte deux dimensions essentielles. Dans un premier temps, nous analysons l’effet des mesures de santé publique prises par les autorités suisses[3] sur le comportement et la gestion de crise des dirigeants de PME tout en distinguant les différentes phases de la pandémie (confinement, réouverture, restrictions, etc.). Pour ce faire, nous récoltons des informations qualitatives auprès des dirigeants de PME sur les stratégies de gestion qu’ils ont adoptées pour faire face aux contraintes résultant de la pandémie de Covid-19. Dans un second temps, nous prévoyons une analyse financière de ces PME ex-ante et pendant la pandémie de Covid-19. Nous souhaitons mettre en lumière notamment les coûts ou les gains générés par cette pandémie, ainsi que les éventuels problèmes de trésorerie encourus par les PME.
Pour le premier volet, notre étude qualitative s’appuie sur des entretiens semi-directifs de dirigeants d’entreprises et porte sur six entreprises représentatives de la diversité du tissu économique suisse (Yin 2014). Ces entreprises sont actives dans les secteurs économiques de la restauration, construction, comptabilité, distribution et du spectacle, ainsi que dans l’industrie avec une forte orientation à l’exportation. Notre analyse repose sur des critères prédéfinis qui tiennent compte du fait que les entreprises ont dû arrêter leurs activités pendant une période donnée, continuer à fournir un service essentiel ou poursuivre leurs activités en s’adaptant régulièrement aux mesures sanitaires en vigueur. Au cours des entretiens, nous enquêtons sur toute la chaîne des événements et leurs conséquences sur les activités et la performance de ces entreprises depuis l’annonce des premières mesures le 13 mars 2020 jusqu’au 31 décembre 2021.
Les mesures de santé publique prises par le Conseil Fédéral ont affecté (et continent d’affecter) les activités des entreprises, la capacité de travail de leurs employés et les performances financières à des degrés divers. Certaines entreprises sont fermées, d’autres travaillent à vitesse et volumes réduits, et d’autres encore développent de nouveaux services et produits ou doivent intensifier et diversifier leurs opérations pour satisfaire la demande croissante ou différente de leurs clients. Les PME inventent de nouvelles façons de travailler et de communiquer, en s’appuyant notamment sur les possibilités technologiques dans le but de préserver autant de valeur économique que possible et maintenir autant que possible la motivation, la collaboration et l’esprit d’équipe.
« Il faut être créatif. », répond le propriétaire d’un restaurant-traiteur genevois lorsqu’il est interrogé sur sa stratégie de gestion de crise. « Ça fait plus de 25 ans que je travaille à Genève et nous avions une base de clientèle fidèle qui venait chez nous. Maintenant, c’est à nous d’aller aussi chez eux. ». Les PME doivent anticiper, innover et s’adapter aux mesures sanitaires successives tout en évaluant leur impact en termes humains, techniques et financiers au sein de leurs propres structures et dans leur secteur d’activité. Cela nécessite évidemment une agilité et une autonomie accrue de leur part.
Le deuxième volet de l’étude porte sur une analyse chiffrée d’informations financières fournies par les PME ex-ante et pendant la pandémie de Covid-19. Plus spécifiquement, nous analysons les données 2020 et 2021 (périodes de crise) par rapport aux données 2019 (avant la crise) afin de le mettre en perspective avec les prévisions de leurs dirigeants.
Les crédits Covid (et le fait que les PME participant au projet en aient bénéficié ou pas) seront aussi abordés avec les dirigeants des PME étudiées. Pour quelles raisons ont-ils eu recours ou non à ces crédits ? Dans quelle mesure les aides de l’Etat ont-elles été disponibles et adaptées à leurs besoins ? Ces soutiens étaient-ils inévitables pour préserver l’activité et minimiser le risque de faillite ? Ont-ils au contraire été perçus comme une opportunité supplémentaire de faire face à une incertitude croissante sans qu’ils ne soient jugés décisifs pour l’avenir de l’entreprise ? Nous souhaitons ainsi pouvoir donner une perspective sur l’impact de la crise sur la capacité de financement des PME et les éventuels changements structurels qui pourraient advenir à plus long terme.
En définitive, notre étude produira une connaissance concrète et approfondie des conséquences économiques et financière de la pandémie de Covid-19 sur ces entreprises ainsi que sur les pratiques de gestion de crise, notamment à travers les études de cas combinant une analyse qualitative des stratégies mises en place et quantitative des effets sur la performance de ces entreprises. Alors que la situation de la pandémie de Covid-19 et les mesures dévolues à en limiter les risques sanitaires évoluent constamment, l’opposition entre les arguments économiques et financiers et les priorités de santé publique alimente de manière croissante les controverses tant dans les médias que dans le public. Des preuves empiriques de l’impact de ces mesures sanitaires ainsi que des compromis effectués pourraient fournir des informations supplémentaires pertinentes et fiables aux décideurs face à des risques de pandémie. Elles offriraient aussi une base solide de planification pour les dirigeants d’entreprise afin d’envisager la sortie de cette pandémie et d’améliorer les stratégies destinées à répondre à la survenue de nouvelles pandémies ou d’autres événements disruptifs majeurs et imprévisibles.
[1] Enquête Economiesuisse. 2020. Conséquences du coronavirus: l’hiver s’annonce difficile, available at : https://www.economiesuisse.ch/fr/articles/consequences-du-coronavirus-lhiver-sannonce-difficile
[2] Confédération suisse. Les communiqués du Conseil fédéral 2020-2021, https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/communiques/communiques-conseil-federal.html?dyn_startDate=01.01.2015
Confédération suisse. Les communiqués du Conseil fédéral 2020-2021, available at : https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/communiques/communiques-conseil-federal.html?dyn_startDate=01.01.2015
Bartik, A.W., Bertrand, M., Cullen, Z., Glaeser, E.L., Luca, M., Stanton, C., 2020. The impact of COVID-19 on small business outcomes and expectations. Pnas July 2020, available at : https://doi.org/10.1073/pnas.2006991117
Enquête Economiesuisse. 2020. Conséquences du coronavirus: l’hiver s’annonce difficile, available at : https://www.economiesuisse.ch/fr/articles/consequences-du-coronavirus-lhiver-sannonce-difficile
Yin, Robert K. 2014, Case Study Research: Design and Methods (Applied Social Research Methods), 5th Edition, Sage Publications, 312 p.
Nathalie Brender est professeure associée à la Haute école de gestion de Genève (HEG). Elle est titulaire d’un diplôme de CPA (Certified Public Accountant United States) et d’un doctorat en gouvernance des risques de l’Université de Genève / Institut universitaire de hautes études internationales et du développement. Elle enseigne la comptabilité, l’analyse financière, l’audit et la gestion des risques, et effectue des recherches et des mandats dans ces domaines. Auparavant, elle a été Senior Manager en audit interne et audit financier chez Andersen/EY et Financial Reporting Expert chez STMicroelectronics.
David Maradan est chargé de cours et de recherche auprès de la Haute école de gestion de Genève ainsi que des Universités de Genève et de Fribourg. Il est également directeur d’ecosys SA. David Maradan a participé et dirigé plusieurs travaux de recherche et mandats dans le domaine de l’économie de l’environnement, de l’économie publique et de l’économie de la santé. Il est titulaire d’un doctorat en économie politique, obtenu en 2005 à L’Université de Genève. Il a auparavant obtenu une licence en relations internationales (IUHEI, Genève) en 1998 et un diplôme d’études avancées en management et analyse des politiques publiques (MAP, Genève) en 2001.
Christina Nicolas est collaboratrice scientifique à la Haute école de gestion de Genève (HEG). Elle est titulaire d’un doctorat en économie financière de l’Université de Limoges. Christina a enseigné des cours et dirigé des travaux pratiques de finance et d’économie dans plusieurs universités dont Paris Nanterre et la HEG. Ses intérêts de recherche comprennent l’économie financière, la finance comportementale, et l’économie institutionnelle. Elle s’intéresse également à l’économie de la confiance et à l’économie de la santé. Ses travaux ont été publiés dans des revues telles que le Journal of Financial Stability et le Journal of Risk and Insurance.