Par Julie Fiedler et Emilie Vuilleumier
“On appelait ça “la vaccination des sans-papiers”. Il n’y en a aucun qui est venu sans papiers ! Ils ont tous des papiers ! Ils sont tous venus avec leurs papiers. (rire) Donc voilà, on était prêts à enregistrer des numéros, c’était ce qu’on leur avait dit. Mais en fait, ils n’avaient pas de problème, donc ils sont tous arrivés avec leurs papiers.”
Responsable médical de la campagne de vaccination (VD)
Dans le papier précédent, nous avons décrit les dispositifs mis en place à Lausanne au printemps 2021 pour la vaccination des personnes sans assurance maladie dans le cadre de la lutte contre le COVID-19. Nous avons vu quels publics ils visaient et quelles mesures avaient été prises en conséquence. Confrontons à présent les catégories de personnes pensées en amont par les autorités sanitaires et celles qui ont été effectivement observées au centre de vaccination d’Unisanté. Nous verrons que cela nous mènera à un bilan plus nuancé de cette “vaccination des sans-papiers”.
Des “sans-papiers” avec papiers et assurance maladie
Une première observation consiste dans le fait que beaucoup de personnes dites “sans-papiers” sont venues avec des papiers (de leur pays d’origine) et n’ont eu aucun problème à les présenter. Les personnes ne sont en réalité pas “sans-papiers” mais sans statut légal en Suisse ou dépourvues des “bons” papiers. L’enjeu dans l’accès à la vaccination et de manière générale n’est pas de ne “pas avoir de papiers” mais justement d’avoir des papiers qui font porter un risque permanent (incarcération et/ou expulsion) à ceux et celles qui les détiennent. Par ailleurs, si la motivation des personnes était l’obtention du certificat COVID, alors elles étaient contraintes de fournir une identité et donc de venir avec des papiers.
Aussi, certaines personnes sans-papiers s’étant présentées au Centre disposaient d’une assurance maladie et auraient de ce fait pu se rendre également dans les centres classiques de vaccination. Pourquoi dans ce cas se sont-elles rendues au Centre d’Unisanté ? Il se peut que l’anonymat qui y était garanti les aient rassurées, mais il est également probable que d’autres personnes de leur communauté les y aient orientées.
Des personnes ne résidant pas en Suisse
Une seconde observation porte sur le fait que des personnes ne résidant pas en Suisse se sont présentées au Centre, parmi lesquelles des personnes suisses vivant à l’étranger sans assurance maladie helvétique :
“Il y a eu aussi quelques personnes suisses qui vivent à l’étranger pour des questions économiques, en Asie, en France ou comme ça. Et tout d’un coup, ces gens ont entendu, par le biais peut-être de connaissances, qu’ils pouvaient se faire vacciner même sans avoir d’assurance en Suisse et sont revenus pour se faire vacciner.”
Infirmière à Unisanté
Des touristes ont également sollicité les services de la vaccination d’Unisanté :
“En fait, il y a des gens, des touristes qui sont venus ! Des Russes (rire) qui sont venus se faire vacciner ici. Mais ma foi, de toute façon, on a plein de fric et assez de vaccins, donc c’était pas ça la question. (…) Au début, on a dit : « bon, s’ils restent plus d’un mois, on les vaccine. » Parce qu’on n’avait pas beaucoup de vaccins et puis c’étaient des personnes âgées. Ce sont souvent des parents qui viennent voir leurs enfants. Donc c’est raisonnable de les vacciner aussi de toute façon. Donc on a très rapidement ouvert ça à des gens qui ne résidaient pas en Suisse.”
Responsable médical de la campagne de vaccination (VD)
Relevons ici une distinction opérée dans cette citation entre les personnes “sans-papiers” et les “touristes”. Ces deux catégories ont en commun leur origine étrangère mais elles se distinguent par leur statut (illégal pour les premières, légal pour les secondes) et leur classe sociale. C’est justement parce que les personnes au statut de touriste — dont tout le monde ne peut jouir — n’étaient pas celles qui étaient à priori attendues au Centre d’Unisanté que le responsable médical de la campagne de vaccination souligne cette particularité. Les personnes détenant les “bons” papiers — et donc pas nécessairement suisses — n’ont pas été comprises par les autorités comme des populations vulnérables face à l’accès aux systèmes de santé. Pourtant, comme nous le verrons, les personnes au statut de touriste ne viennent pas toutes pour les mêmes raisons. Si certaines visitent la Suisse, d’autres utilisent ce statut pour travailler au noir et certains·es “touristes” se trouvent également en situation précaire.
Une troisième observation relève du fait que la vaccination a bien fonctionné pour certaines catégories de personnes et moins pour d’autres au sein des personnes issues de la migration.
Un intérêt relatif selon l’origine des communautés
Relevons ici que tout au long de leur description des événements, toutes les personnes interviewées subdivisent la catégorie “sans-papiers” en sous-catégories relevant de leur origine géographique. On nous apprend que dès l’ouverture du centre, les personnes d’Asie, plus spécifiquement de Chine, et celles venues d’Amérique du Sud se sont présentées en masse. Par contre, les personnes originaires d’Afrique subsaharienne ne sont pas venues, ou plus tardivement. Les professionnels·les interviewés·es présentent à ce propos diverses explications.
L’intérêt des populations serait à mettre en lien avec la situation épidémiologique dans leur pays d’origine. Cela expliquerait la venue immédiate des communautés sud-américaines :
“Très rapidement, donc dans les premiers jours, il y a tous les Sud-Américains qui sont venus. Pourquoi ? Parce que le COVID en Amérique du Sud, au Brésil notamment, faisait plus de dégâts. Enfin, c’est comme ça qu’on l’explique. Parce que ce n’est pas forcément ceux qu’on voit le plus chez nous dans notre consultation.”
Responsable médical de la campagne de vaccination (VD)
Inversement, cela impliquerait que les populations originaires d’Afrique subsaharienne se soient senties peu concernées par le virus, leurs pays ayant été peu touchés par l’épidémie. Cette exception africaine s’expliquerait notamment par le jeune âge de la population, le fait qu’elle ait été préalablement « immunisée » par un environnement spécifique et l’arrivée tardive du virus sur ce continent (Heikel 2021, p.167-168).
À propos des personnes originaires d’Afrique subsaharienne, plusieurs professionnel·le·s interrogé·e·s mentionnent une certaine méfiance envers les autorités ou envers les vaccins de manière générale :
« (…) très peu d’Africains au début, très très peu, à se demander pourquoi. Et il y aurait peut-être plusieurs hypothèses là-derrière. De méfiance des vaccins, de non-connaissance, de méfiance qu’ils soient dénoncés à la police. »
Infirmière à Unisanté
« (…) il n’y avait aucun Africain. Aucun Africain. Donc en fait, de nouveau, il y avait eu un message dans la communauté africaine que « c’est des vaccins de Blancs ». Je connais ça parce que je bosse beaucoup en Afrique. Donc ça arrivait de chez les blancs, donc c’était pas bon. C’était à la rigueur une maladie de blancs. Donc nous on se soigne avec un thé de gingembre, etc. »
Responsable médical de la campagne de vaccination du Canton de Vaud
« Une partie des Africains ont pensé qu’ils n’allaient pas être touchés par le COVID. Ils disaient que d’être noir, les protégerait du COVID. »
Infirmière au Point d’Eau
Cette “méfiance” ou ce “désintérêt” mentionnés pour justifier l’absence des “Africains” (terme qui désigne en réalité plus spécifiquement les personnes d’origine subsaharienne et donc noires) touchent en réalité à des enjeux de pouvoirs complexes de nature postcoloniale qui mériteraient d’être mieux étudiés. Nous évoquerons cependant ici quelques pistes de réflexion[1]. La méfiance envers les autorités pourrait être liée au profilage racial et à la violence policière dont les personnes noires (plus souvent les hommes) sont la cible dans la région lausannoise (Rapport Jean-Dutoit, 2017, p. 101-115). Précisons que la méfiance envers les autorités ne concerne pas exclusivement cette population mais qu’elle peut prendre pour les personnes noires une forme spécifique. Il en va de même de la méfiance envers le vaccin et le monde biomédical en général. Dans ce cas précis, cette méfiance peut être comparée à celle observée lors de l’épidémie d’Ebola en Sierra Leone (Niang, 2014) ou celle du Sida en Afrique du Sud (Fassin, 2007). Dans les deux cas, le contexte postcolonial a offert une “niche écologique”[2] à l’idée d’un complot mené par l’Occident à l’encontre des populations noires-africaines. Celle-ci s’est trouvée renforcée récemment par des propos tenus par deux scientifiques français envisageant de tester un vaccin contre le COVID en Afrique. Elle s’appuie également sur des faits historiques biens réels. Finalement, l’idée que le COVID soit une “maladie de blanc” doit être pensée à travers une conception de la maladie différente de celle véhiculée par le modèle biomédical et en prenant en compte le contexte d’infodémie auquel le continent africain n’a pas échappé. Ce faisant, il devient possible de concevoir le COVID-19 comme une “punition” visant l’Occident et épargnant les personnes afro-descendantes.
Il se peut aussi que la vulnérabilité face au virus ait impacté l’intérêt pour le vaccin. Comme pour la population générale, le jeune âge des personnes migrantes subsahariennes pourrait également justifier ce désintérêt. Inversement, le responsable médical de la vaccination note l’importance d’offrir l’accès au vaccin aux populations originaires d’Amérique du Sud, plus enclines au surpoids :
« Il y a beaucoup d’Américains du Sud qui sont en surpoids. Donc c’était très important de les atteindre. C’est pour ça qu’on s’est dit : « c’est bien que les Américains du Sud viennent, surtout s’il s’agit de personnes jeunes. » ». Responsable médical de la campagne de vaccination (VD)
Notons que le désintérêt des populations subsahariennes n’a pas été total puisque, plus tardivement, certaines personnes ont finalement sollicité la vaccination. Cet intérêt tardif serait à relier à leur parcours migratoire, comme nous le verrons. Contrairement à d’autres populations, jamais leur intérêt (ou désintérêt) pour la vaccination n’est relié à leur activité professionnelle.
Cela nous amène à un autre constat : la vaccination n’a pas toujours été un choix. Bien que la Confédération ne l’ait jamais rendue obligatoire, la vaccination s’est imposée à certaines personnes. S’agissant d’une vaccination non consentie, deux facteurs se présentent : les déplacements transnationaux et l’insertion dans le marché du travail.
Dans le premier cas, certaines personnes ont été poussées à se faire vacciner pour obtenir un certificat COVID leur permettant de voyager au-delà des frontières helvétiques. Si, pour certain·es, ces déplacements prenaient la forme de visites à la famille restée au pays ou de tourisme, d’autres ont été contraintes par des motifs administratifs. C’est le cas de certains migrants subsahariens qui, ayant transité par l’Italie, se voient obligés d’y retourner régulièrement pour y renouveler leur permis de séjour, comme le fait remarquer l’infirmière du Point d’Eau :
« Certains l’ont fait, parmi les Africains, parce qu’ils ont une carte d’identité italienne et pour la renouveler, ils devaient retourner régulièrement en Italie. Comme les conditions de voyage étaient extrêmement strictes à la frontière, ceux-là ont été obligés d’avoir un pass COVID. Ils se sont donc faits vacciner. »
Infirmière au Point d’Eau
En lien avec le parcours migratoire, la vaccination a donc parfois été indispensable pour maintenir son permis de séjour.
Le vaccin : ressource ou contrainte ? La pression du marché ou de l’employeur
Dans le second cas, c’est la nécessité d’accéder à l’emploi qui a motivé certaines personnes. Les personnes que nous avons interrogées ont observé des vagues de vaccination liées aux secteurs professionnels, qui se recoupent parfois avec l’origine des personnes.
Pour les travailleurs et travailleuses du sexe, l’intérêt a été immédiat. Comment l’expliquer ? Si la vaccination n’était officiellement pas obligatoire, nous supposons qu’elle a pu leur être imposée par la pression de leur employeur et par la concurrence sur le marché. En effet, plusieurs sites proposant leurs services mettaient en avant le statut vaccinal des travailleurs et travailleuses du sexe pour “protéger le client”, parfois sous la forme d’un pictogramme.
Dans l’économie domestique aussi, le vaccin aurait parfois été imposé par l’employeur. Cette situation aurait principalement touché les personnes (spécifiquement les femmes) d’Amérique du Sud :
« Les plus intéressés, c’était quand même les personnes originaires d’Amérique du Sud ou d’Asie. Certaines étaient en Suisse depuis assez longtemps et travaillent dans des familles, font du baby-sitting ou des ménages. Leurs employeurs exigeaient qu’ils soient vaccinés. C’était une des conditions pour qu’ils puissent retrouver leur travail. Pour eux c’était donc important de se faire vacciner. »
Infirmière au Point d’Eau
Dans la restauration également, certain·e·s employé·e·s se seraient vu imposer la vaccination. Dans ce secteur comme dans tous les autres, la vaccination n’a jamais été obligatoire, mais le certificat COVID a cependant été imposé pour le personnel non vacciné ou non guéri, le coût des tests étant à la charge de l’employeur. Nous pouvons émettre l’hypothèse selon laquelle certain·e·s patron·ne·s auraient imposé le vaccin à leurs employé·e·s pour des motifs économiques. Cela semble avoir été le cas pour de nombreuses personnes issues de la communauté chinoise, selon les dires de l’infirmière d’Unisanté. Lorsque nous lui demandons dans quel secteur travaillent les personnes ayant été contraintes à la vaccination par leur employeur, elle nous répond ceci :
« Alors là, il y avait beaucoup les Chinois dans la restauration parce qu’il y avait une grosse amende à ce moment-là. Je crois, que c’était 10’ 000 francs d’amende si on n’était pas vacciné. »
Infirmière à Unisanté
Ces personnes seraient selon elle arrivées en Suisse avec un statut de touriste leur donnant droit à un séjour de trois mois, sans permis de travail. Elles seraient employées illégalement dans la restauration et feraient des allers-retours entre la Chine et la Suisse, au rythme du renouvellement de leur statut de touriste :
“On a eu plusieurs vagues successives de personnes chinoises, comme employées dans les restaurants et tout. Et là, on voyait très bien le flux migratoire. Ces gens viennent travailler pour trois mois et tous les trois mois, on avait de nouveau une vague de première dose (…).”
Infirmière à Unisanté
Dans le secteur de la construction aussi, la vaccination aurait été imposée par certains employeurs. L’infirmière d’Unisanté nous dit avoir vacciné beaucoup de personnes y travaillant :
“Il y avait quand même pas mal de métiers manuels dans le gros œuvre : tous les maçons, les électriciens, tout ça. Ils avaient une contrainte parce qu’il y a quand même énormément d’entreprises qui ont été freinées, voire complètement bloquées dans leur travail. Alors quand l’opportunité est revenue de pouvoir reprendre le travail, certains patrons ont exigé la vaccination.”
Infirmière à Unisanté
La vaccination pour tou·te·s : enjeu démocratique, épidémiologique… ou économique ?
Nous avons vu comment les secteurs professionnels, le genre, la nationalité, l’âge mais aussi des rapports de pouvoirs relatifs à des enjeux postcoloniaux influent sur la vaccination, qu’elle soit choisie ou contrainte. Ces facteurs se recoupent, créant des situations spécifiques et complexes. Cela nous mène à rejoindre Didier Fassin dans le constat selon lequel les migrant·e·s ne peuvent être considéré·e·s comme un groupe homogène. La “vaccination des sans-papiers” a certes pris en compte les éventuelles particularités linguistiques de sa cible, à travers la traduction de flyers et la mise à disposition d’interprètes communautaires. Elle a aussi pris appui sur les liens de confiance qui reliaient son public au réseau social institutionnel existant, permettant l’activation des liens individuels entre bénéficiaires et professionnels·lles de terrain. Mais le fait même qu’elle soit dédiée à un public cible dit des “sans-papiers” revient à les particulariser. Or, selon Fassin (2021, p.245) ;
Le fait de particulariser les migrants et de se focaliser sur leurs caractéristiques conduit à les considérer à part du reste de la population, comme s’ils partageaient une condition suffisamment commune pour justifier de les distinguer des autres, alors même qu’on trouve en leur sein des trajectoires et des situations très différentes.
Comme il le relève, cette particularisation des migrant·e·s par la santé publique reproduit la même logique que celle que leur imposent les politiques de l’immigration :
Continuer à parler de santé des migrants (…), c’est souvent sans le vouloir appliquer aux exilés le même traitement d’exception que les politiques de l’immigration leur ont depuis des décennies imposé. (Fassin, 2021, p.246)
La santé publique est depuis longtemps associée à la maîtrise de l’immigration. (…) le contrôle de la frontière obéit à deux logiques distinctes : l’une consiste à tenter de faire écran aux pathologies contagieuses ; l’autre opère comme une fonction subsidiaire de la régulation des flux. (…) Bien que les circonstances influent sur l’importance accordée à l’une ou l’autre de ces logiques, la première se [renforçe] en cas d’épidémie et la seconde [prend] le dessus lors des tensions sur le marché du travail (…). (Fassin, 2021, p.228-229)
Dans le cas de la pandémie du COVID-19, c’est bien de faire écran à une maladie contagieuse dont il s’est agi : par le contrôle des frontières, mais aussi à travers la quête d’une couverture vaccinale maximale de la population. Pour mettre à bien ce dernier objectif, un dispositif de santé sans précédent a été mis en place pour permettre la vaccination des sans-papiers et des personnes précaires au Centre d’Unisanté. De par sa gratuité, son inconditionnalité, son anonymat et l’importante communication pour faire connaître son existence, ce dispositif a été exceptionnel. Fallait-il attendre une pandémie pour que la santé des personnes sans statut légal et/ou précarisées fasse l’objet d’autant d’intérêt ? Comme l’énonce Simonot (2008, p.2) : “Trop peu de pays ont résisté aux tentations xénophobes ou tout au moins discriminatoires de la séparation et hiérarchisation de l’égalité d’accès aux soins selon les statuts administratifs ou sociaux.” Le système de santé suisse n’échappe pas aux politiques migratoires répressives, au racisme, ni au système capitaliste globalisé qui dresse le droit à la santé comme valeur marchande. Les personnes sans-statut légal et/ou sans moyen de payer une assurance maladie se retrouvent privées de certains soins. Comme l’énoncent deux juristes de Genève : “Dans les faits, le constat est que le statut légal peut jouer un rôle en Suisse dans l’accès aux soins. ” et ce malgré l’existence d’institutions sanitaires existantes censées répondre à cette problématique. À travers la vaccination des “invisibles”, ce qui était en jeu n’était pas uniquement leur propre santé, mais aussi celle de l’ensemble de la population. On peut alors se demander si les réactions des autorités politiques en charge de la santé auraient été la même s’il n’y avait pas le risque que soient contaminés les corps ayant accès au système de santé ordinaire.
Aussi, nos entretiens ont révélé le rôle des personnes en situation de migration irrégulière dans le marché du travail, y compris non déclaré. Leur vaccination relevait également d’un autre enjeu : la relance de l’économie, qu’elle soit formelle ou informelle. Les “sans-papiers” y jouent très souvent un rôle non reconnu, bien que nécessaire. Tenant compte de cela, comme le suggère Fassin, la “santé des migrants” ne relève pas (uniquement) de leur condition sanitaire en lien avec la migration, mais plutôt de “santé au travail”. Il s’agirait en conséquence de “mettre leur condition sanitaire en relation non pas avec leur migration en tant que telle, mais avec les pratiques des entreprises qui les pénalisent en raison de leur vulnérabilité sociale” (Fassin, 2021, p.248). Autrement dit, plutôt que de s’attacher aux qualités des personnes, Fassin propose d’examiner “la forme de vie que les circonstances leur imposent”(Fassin, 2021, p.254). Cette approche aurait peut-être permis d’éviter que certaines personnes soient vaccinées sous la pression du renouvellement de leur titre de séjour, de leur employeur ou du marché du travail. Car si la “vaccination des sans-papiers” se voulait un accès universel au vaccin vu comme une ressource, nos entretiens laissent entrevoir la possibilité que pour certains·es le vaccin ait été une contrainte. Si cette idée, qui demande à être approfondie, s’avérait confirmée, le bilan positif établi par les personnes interviewées devrait donc être revu à la lumière de ce constat.
[1] Nous nous appuyons pour ce faire sur un travail non publié réalisé par Emilie Vuilleumier dans le cadre du cours de Cynthia Kraus, “Genre, médecine, santé” (2022).
[2] Ian Hacking considère la “niche écologique” comme “l’espace social qui rend possible l’apparition d’une maladie” mais nous l’étendons ici à la manière de Didier Fassin à ”[l’espace social qui rend possible] l’émergence d’une théorie locale” (Fassin, 2007 : p.108).
Bibliographie
Littérature académique
Fassin, D. (2007). Entre désir de nation et théorie du complot. Les idéologies du médicament en Afrique du Sud. Sciences sociales et sante, 25(4), 93‑114.
Fassin, D. (2020). Les mondes de la santé publique : Excursions anthropologiques. https://www.college-de-france.fr/site/didier-fassin/course-2020-2021.htm
Fassin, D. (2021). Les Mondes de la santé publique, excursions anthropologiques. Cours au Collège de France 2020-2021. Paris: Seuil.
Heikel, J. (2021). Pandémie à coronavirus Covid-19 : l’exception africaine ? Revue Française de Socio-Économie, 26, 165-171.
Niang, C. I. (2014). Ebola : Une épidémie postcoloniale. Politique étrangère, 4, 97‑109.
Simonnot, N. (2008). La discrimination dans l’accès aux soins des migrants en Europe : Un déni des droits fondamentaux et une absurdité de santé publique. Humanitaire. Enjeux, pratiques, débats, 19. https://journals.openedition.org/humanitaire/465
Sources primaires
Collectif Jean Dutoit. (2017). Rapport pour les droits et la mobilité des personnes migrantes noires africaines en Suisse et en Europe. Lausanne.
Coronavirus et essais de vaccin en Afrique : L’OMS fustige des propos « racistes » et une « mentalité coloniale ». (2020, 7 avril). TV5MONDE. https://information.tv5monde.com/afrique/coronavirus-et-essais-de-vaccin-en-afrique-l-oms-fustige-des-propos-racistes-et-une
L’Afrique, perpétuel cobaye ? (2020, 11 octobre). Le Courrier. https://lecourrier.ch/2020/10/11/lafrique-perpetuel-cobaye /
Prostitution et Covid – Prostituée vaccinée ou non ? Le choix est possible. (2021, 10 août). 24 heures. https://www.24heures.ch/prostituee-vaccinee-ou-non-le-choix-est-possible-728724883979
Par Julie Fiedler et Emilie Vuilleumier
Ce qu’on a vu avec le COVID, c’est que moins vous êtes privilégié, plus votre risque d’hospitalisation et de COVID sévère voire de décès est grande.
Responsable médical de la campagne de vaccination (VD)
La première vague du COVID-19 au printemps 2020 a mis en lumière la précarité d’une partie de la population suisse jusque-là invisibilisée, à travers la médiatisation des files d’attentes qui se rassemblaient devant la patinoire des Vernets à Genève pour obtenir un colis alimentaire. La précarité de ces personnes a été exacerbée par le COVID, comme le révèle une étude (Bonvin, 2020, p.3). Celle-ci nous apprend que près de la moitié [1] de cette population ne dispose pas d’assurance maladie et que près d’un quart des personnes interrogées disent avoir renoncé à des soins durant le semi-confinement pour cette raison (p.25). L’absence d’assurance maladie semble avoir un lien avec l’absence de contrat de travail (p.3). La quasi-totalité (97,5%) des personnes privées d’assurance maladie au sein de cette population se trouvent être sans statut légal ou dans l’attente d’un permis de séjour (p.22). A une précarité extrême s’ajoutent donc des difficultés d’accès aux soins dus à l’absence d’assurance maladie et d’un titre de séjour valable.
Or, quand la vaccination au COVID-19 est devenue accessible un an plus tard, la condition pour y accéder en Suisse était de disposer d’une assurance maladie et d’une pièce d’identité, autrement dit, d’un statut de séjour valable[2]. Les personnes sans statut de séjour et/ou sans assurance maladie n’avaient de ce fait pas accès au dispositif vaccinal prévu pour la population générale. En plus de ces deux conditions, “une cascade d’obstacles freine les personnes sans statut légal dans leur accès aux soins de santé.” (Simonnot et Intrand, 2009, p. 119). Les auteures énoncent “les difficultés administratives et la complexité du système de soin (…) le coût des consultations (…) la peur d’être dénoncées ou arrêtées et (…) la peur de la discrimination, d’être mal accueillies ou de subir un refus de soins” (p. 119).
Ces inégalités d’accès ont-t-elles été prises en compte par les autorités sanitaires dans le cadre de la vaccination contre le COVID- 19 ? Et si oui, qu’est-ce qui a été mis en place dans le Canton de Vaud pour les personnes n’ayant pas accès aux centres de vaccination ordinaire ? Ces interrogations nous ont menées à interroger des acteurs·trices ayant joué un rôle dans la vaccination contre le Covid-19 des personnes jugées vulnérables en termes d’accès à la vaccination. Nous nous sommes focalisées sur les mesures prises dans le Canton de Vaud (Suisse).
Au mois de mars 2020 déjà, L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) préconisait un accès universel au vaccin contre le COVID-19. Un an plus tard, quand le vaccin est devenu disponible, la Confédération déléguait aux Cantons la tâche de rendre cette ressource accessible à tous, y compris les personnes ayant un accès aux soins limité. Dans le Canton de Vaud, Rebecca Ruiz (Cheffe du DSAS – Département de la Santé et de l’Action Sociale du Canton de Vaud) a alors chargé le Département Vulnérabilité et Médecine sociale (DVMS) d’Unisanté de faire en sorte que toutes les personnes qui le souhaitent puissent se faire vacciner. Le choix d’Unisanté a été justifié par l’ancrage de cette institution dans le réseau social local. Parallèlement aux centres de vaccination visant la population générale, tel que celui de Beaulieu à Lausanne, d’autres dispositifs ont donc été mis en place pour des populations spécifiques, ayant été jugées vulnérables en termes d’accès à la santé. L’obstacle principal était la nécessité d’être affilié à une assurance maladie mais comme nous le verrons, d’autres barrières spécifiques aux publics cibles ont cependant été prises en compte.
Si nous avons adopté une méthode inductive, nos questionnements ont d’emblée porté sur la définition des publics-cibles et sur les publics que nous qualifierons d’“empiriques”, pour désigner les personnes identifiées sur le terrain. Nous avons réalisé six entretiens et interrogé aussi bien des personnes ayant un poste au sein des autorités sanitaires que des professionnels·les de la santé et du social ayant exercé directement auprès des populations visées par le dispositif de vaccination alternatif. Du côté des premières, nous avons mené nos entretiens avec un médecin cantonal adjoint du Canton de Vaud, le responsable médical de la campagne de vaccination du même canton et un chercheur au sein du département Vulnérabilité et médecine sociale à Unisanté. Concernant les secondes, nous nous sommes entretenues avec une infirmière du centre de vaccination d’Unisanté, une responsable d’une structure d’accueil de jour à Lausanne (L’Espace) et une infirmière d’un centre lausannois dédié à la santé et à l’hygiène des personnes vulnérables (Le Point d’Eau). L’intérêt était de faire dialoguer ces points de vue et d’identifier d’éventuels décalages entre publics-cibles et publics empiriques.
Nous verrons que le public cible de ce dispositif vaccinal parallèle est constitué de catégorisations préexistantes. Dans ce papier, nous commencerons par examiner les catégories de personnes vulnérables identifiées en amont par les autorités et la manière dont elles ont façonné le dispositif vaccinal, en termes d’accès mais aussi de diffusion de l’information. Nous présenterons ensuite le bilan que les autorités et les personnes ayant travaillé sur le terrain dressent de cette expérience.
CATÉGORIES PENSÉES EN AMONT : Des barrières spécifiques et des dispositifs visant à y pallier
Parmi les publics cibles du DVMS figurent les personnes détenues[3]. Nous laisserons cependant cette population de côté dans notre analyse puisqu’elle a donné lieu à des mesures très spécifiques. Parmi les personnes dépourvues d’assurance maladie, les personnes dites “sans-papiers” sont celles très souvent citées par les autorités.
Les “sans-papiers” [4]
(…) il faut prendre un rendez-vous sur la hotline, (…) il faut avoir la carte d’assurance, la carte d’identité. Déjà là, c’est des obstacles et des barrières. Il fallait se présenter dans des centres de vaccination où vous avez la protection civile avec des uniformes. Parfois, il y a la police qui tourne autour.
Médecin cantonal adjoint (VD)
Dans le Canton de Vaud, les personnes migrantes qui vivent en Suisse sans avoir été enregistrées ou connues des autorités mais sans autorisation de séjour ont théoriquement le droit d’être affiliées à une assurance maladie. Cependant un nombre important échappe à la couverture, la plupart du temps pour des raisons économiques. En effet, les personnes sans statut légal n’ont pas accès aux subsides cantonaux. Aussi, les personnes dont la demande d’asile a été rejetée ou frappée d’une non-entrée en matière (NEM) sont affiliées sans frais à une assurance maladie mais à condition de rester enregistrés·es au Service de la population (SPOP). Seulement beaucoup décident de « quitter les radars » du SPOP pour éviter des risques d’expulsion. De ce fait, la vaccination des “sans-papiers” à travers les centres “classiques” a d’emblée été jugée problématique par les autorités. Elles ont donc décidé d’ouvrir un centre de vaccination accessible sans assurance maladie. Une autre barrière a été identifiée en lien avec la réalité sociale des personnes séjournant illégalement en Suisse : la crainte d’être dénoncées aux autorités si elles devaient transmettre leur identité. Il a donc fallu prévoir une vaccination accessible de manière anonyme et donc sans rendez-vous. Aussi, dans les centres dédiés à la population générale, des personnes de la protection civile gardaient souvent les lieux et pouvaient rebuter les “sans-papiers”. Quand le centre de vaccination d’Unisanté visant les personnes sans assurance maladie a ouvert en mai 2021 au Bugnon, dans les locaux de la Médecine tropicale du CHUV (qui en période de pandémie ne voyait plus de touristes affluer), les agents·es de sécurité qui en gardait l’entrée ont adopté une attitude avenante, de manière à contrebalancer l’effet de leur uniforme :
Il y avait des Sécuritas à l’entrée qui disaient : “pour la vaccination, c’est ici! ”. Parce que les gens avaient un peu peur de l’uniforme. « Non, non, non, non, vous pouvez, vous pouvez aller sans autre.
Infirmière à Unisanté
Une fois le centre ouvert, il fallait faire connaître son existence aux publics cibles. Une campagne d’information a été mise en place par la Direction Générale de la Santé (DGS), Unisanté et les partenaires habituels du terrain (ONG, etc.), misant sur une approche communautaire. Deux difficultés ont été relevées pour toucher les “sans-papiers” : la barrière linguistique et le fait que cette population soit généralement difficile à atteindre, du fait de son statut et des craintes d’expulsion qui en résultent. L’information a donc été diffusée à la fois à travers le réseau de partenaires du terrain et par les membres des communautés. Ainsi, le Point d’Eau a listé les personnes intéressées à se faire vacciner avant même que le vaccin soit accessible. Quand le centre a ouvert, les personnes qui s’étaient annoncées ont reçu un SMS les informant des conditions et des horaires d’ouverture. Des informations ont également circulé dans les lieux d’accueil bas seuil de Lausanne à travers des flyers :
Il y a eu une distribution sur place, donc des flyers de l’OFSP qui étaient traduits dans plusieurs langues pour donner l’information sur le vaccin, les effets secondaires du COVID, etc.
Chercheur à Unisanté
L’approche communautaire s’est traduite par la mobilisation de membres des communautés. C’est par exemple ainsi que l’information s’est diffusée au sein de la communauté chinoise :
Un ancien médecin d’Unisanté, qui est d’origine chinoise, a écrit dans un groupe (c’est pas WhatsApp, c’est WeChat) où il y a une grande communauté asiatique vaudoise (je crois que c’est même plus large que le canton de Vaud). Il présente sur le groupe, le message traduit en mandarin / cantonais de l’invitation à venir [se faire] vacciner. Et quand j’ai fait les analyses, on voit qu’on a vraiment à un moment donné un pic de population de personnes sans papiers d’origine de Chine qui sont venues. Donc il y a vraiment eu un effet. Chercheur à Unisanté
Le bouche-à-oreille a ensuite fonctionné dans les différentes communautés, qui se sont auto-organisées :
(…) Des gens venaient avec une application déjà avec nos questions (…) pour faciliter l’accès à la vaccination : savoir si les femmes étaient enceintes, si les gens avaient eu le Covid, s’ils avaient déjà eu une dose ou bien pas, s’ils avaient plus que 18 ans… C’était toute une série de questions qui avaient été faites dans différentes langues et notamment en chinois simplifié. Et eux se sont repassé le mot. Certains avaient une application ou ils avaient retranscrit les questions. Ils arrivaient là avec quelqu’un de déjà établi (…) qui envoyait les questions par l’application à toutes les personnes, et quand elles arrivaient dans le bureau, elles avaient déjà répondu. C’était vraiment organisé de manière assez étonnante.
Infirmière à Unisanté
Alors que le recours à des interprètes communautaires avait été prévu, il n’a souvent pas été nécessaire.
Les “sans-abris”
Une autre catégorie a été jugée vulnérable en termes d’accès au vaccin, les “sans-abris”. Celle-ci peut parfois se recouper avec la catégorie “sans-papiers”. Cependant, ces personnes s’en distinguent par leur isolement, voire leur marginalité accrue. Aussi bien en ce qui concerne l’accès (absence d’assurance maladie) que la diffusion de l’information (personnes socialement isolées), cette population a été jugée difficile à atteindre. Pour y pallier, un autre dispositif de vaccination a été mobilisé : la “vaccination mobile”. Celle-ci ne visait pas uniquement les “sans-papiers” : elle se déplaçait aussi dans les communes vaudoises dont la population présentait un faible taux de vaccination. Pour viser les “sans-abris”, elle a opéré à deux reprises (pour la première puis la seconde dose) directement sur le site de L’Espace, un accueil d’urgence de jour. Le public cible en a été informé par le réseau existant (Point d’Eau, Soupe Populaire, …), qui diffusait l’information oralement et par des flyers. Des vaccinations ont également eu lieu directement dans les casernes proches du DSAS, où des sans-abris avaient été logés pendant l’hiver. Ceux qui le souhaitaient ont pu bénéficier de ce service, mais peu de personnes se sont présentées.
Voyons à présent quel bilan les autorités et les personnes ayant travaillé sur le terrain tirent de cette expérience.
Bilan général
Alors vous imaginez, les premiers jours, la queue jusque sur le trottoir. Les gens attendaient, attendaient, attendaient. Et c’était de 8 h à 11 h 30, sans arrêt, sans arrêt. Compter cinq ou sept minutes par personne. On préparait nos doses le matin, on n’arrivait pas à suivre. On était des fois deux par bureau, pour pouvoir vacciner une personne assise sur le lit, l’autre assise sur une chaise.
Infirmière à Unisanté
Comme le relève le chercheur d’Unisanté, il faut cependant relativiser ce bilan quantitatif, car il est impossible d’estimer quel pourcentage de la population concernée est effectivement venu se faire vacciner, cela pour deux raisons. Premièrement, on ne connaît pas le nombre de personnes “sans-papiers” (ni “sans-abris”) du canton de Vaud. Deuxièmement, des personnes non domiciliées dans le canton de Vaud ni même en Suisse sont aussi venues se faire vacciner dans le Centre d’Unisanté.
De manière générale, toutes les personnes que nous avons interviewées tirent un bilan positif des dispositifs mis en place à l’égard des personnes sans assurance maladie. De par les files d’attente qui s’y sont formées, le centre du Bugnon où a eu lieu ladite “vaccination des sans-papiers” donne l’impression d’avoir été quantitativement efficace, beaucoup de personnes étant venues s’y faire vacciner.
Cette expérience du Centre du Bugnon a également été jugée positive du fait que la vaccination contre le COVID-19 a constitué un premier accès à un centre de santé pour certaines personnes migrantes en situation irrégulière. Aussi, plusieurs personnes venues se faire vacciner se sont montrées très reconnaissantes envers le personnel médical, qui s’est senti valorisé.
Le succès de cette “vaccination des sans-papiers” s’expliquerait notamment par le fait qu’elle se soit largement ancrée dans le réseau existant.
Donc, le point fort aurait été peut-être d’avoir déjà un réseau assez solide et de s’être appuyé sur ce réseau pour que les gens aient confiance, pour que les gens viennent, qu’il n’y ait pas cette crainte, et aussi pour que les gens reçoivent l’information de départ.
Chercheur à Unisanté
Pour être plus efficace, la diffusion de l’information pourrait cependant s’appuyer davantage sur une approche communautaire :
(…) Il fallait qu’ils aient l’information et que l’information se diffuse au sein des communautés. C’était probablement un élément auquel il va falloir bien penser les prochaines fois, pour que s’il y a des méfiances et des inquiétudes, l’information circule mieux ou que d’autres canaux soient utilisés. Je suggère notamment que ce soit des personnes directement des communautés qui participent à la promotion de la vaccination plutôt que juste de la traduction de documents de la Confédération.
Chercheur à Unisanté
La vaccination pour tou·te·s les invisibles ?
La “vaccination des sans-papiers” aurait pu s’appeler la “vaccination des invisibles”, car ses bénéficiaires semblent avoir en commun l’expérience d’une certaine exclusion : exclusion du système de santé ordinaire, exclusion du marché du travail légal et exclusion de la société en général. Ils et elles partagent également une certaine précarité économique, qui n’est souvent pas sans lien avec leur statut migratoire.
Notons que cette vaccination des « invisibles » laisse de côté d’autres invisibles. Nous avons par exemple relevé l’absence de prise en compte spécifique de la communauté rom, ce que le responsable médical de la vaccination du Canton de Vaud déplore rétrospectivement :
On n’a pas fait de choses particulières dans la communauté rom en l’occurrence. (…). Parce qu’on n’y a pas pensé, peut-être. Je ne sais pas. Je ne sais pas. Non. En fait maintenant, je n’ai pas le souvenir qu’on ait spécifiquement ciblé cette communauté… Je crois qu’il n’y avait aucune raison particulière. En tout cas…mais ça n’a pas été discuté, en fait. Euh… oui c’est une erreur ça, probablement.
Responsable médical de la campagne de vaccination (VD)
Le dispositif vaccinal s’étant appuyé sur le réseau social institutionnel existant, il a aux dires des acteurs·trices été efficace pour les populations visées. Mais ce succès est en quelque sorte autoréalisateur : les personnes visées ont peut-être été touchées, mais le dispositif vaccinal laisse de côté les mêmes personnes qui échappent déjà au réseau social institutionnel existant. Cela nous amène à nous demander si l’importante mobilisation du réseau est en ce sens un cercle vertueux ou vicieux.
Les crises tendent à générer des mesures exceptionnelles. Inconditionnel, gratuit, et anonyme, le dispositif de vaccination des personnes sans assurance maladie dans le Canton de Vaud en fait partie. Malgré les limites susmentionnées, cette expérience s’est avérée très positive et elle pourrait ouvrir la voie à des dispositifs durables d’accès aux soins universel.
Dans un second article, qui sera prochainement publié sur cette plateforme, nous décrirons les catégories de personnes s’étant effectivement présentées à la vaccination, avant de discuter ces résultats au regard du cours de Didier Fassin, Les Mondes de la Santé publique.
[1] A propos des populations identifiées comme présentant des risques d’iniquité en santé dans le contexte de la pandémie de COVID-19 dans le Canton de Vaud : https://www.revmed.ch/revue-medicale-suisse/2020/revue-medicale-suisse-691-2/populations-precarisees-covid-19-et-risques-d-iniquites-en-sante-guide-du-reseau-socio-sanitaire-vaudois
[2] Les catégories « sans-papiers » et « sans-abris », régulièrement utilisées dans le langage courant, y compris sur notre terrain, ont tendance à réduire les personnes qu’elles décrivent à un « statut en creux » renvoyant à un manque (De Gaulejac & al., 2015, p.332), raison pour laquelle nous ne les reprenons pas à notre compte et les employons avec des guillemets.
[3] Les chiffres rapportés ici concernent un échantillon issu de cette population et non la population dans son ensemble, raison pour laquelle ils doivent être interprétés avec prudence.
]]>Une enquête de Natacha Jeannot et Géraldine Saugy
La propagation du Covid-19 et le confinement qui en a découlé ont marqué un tournant d’envergure dans la routine de tout un chacun. Les relations sociales ont été bouleversées et tout le monde a dû opérer un ajustement de son mode de vie. En revanche, les répercussions de la pandémie ont été diverses et variées et ont touché les individus de manière différente et aussi inégale. Si pour certain·e·s la situation a pu être relativement bien gérée, pour d’autres cette expérience a eu des conséquences plus importantes. C’est le cas des personnes dites neuroatypiques et leurs proches. Nous nous sommes penchées sur l’expérience d’enfants touchés par le trouble du spectre de l’autisme (TSA), des enfants ayant généralement besoin de stabilité et de constance pour vivre confortablement. La pandémie est alors venue chambouler de bien des façons leur routine. Le manque de structures d’accueil et de moyens d’accompagnement s’est fait lourdement sentir, leur imposant d’importants défis ainsi qu’à leur famille. Nous avons découvert leurs expériences au travers des récits de leurs mamans qui nous ont raconté la manière dont elles ont vécu et perçu l’impact de la pandémie chez leur enfant : Bruno (7 ans), Farah (15 ans) et Maxime (20 ans).
Alors qu’Iman, la maman de Farah, nous raconte l’expérience de sa fille, cette dernière court dans la maison, chante, crie et écoute de la musique. Farah est une enfant joyeuse et heureuse qui est un peu dans son monde ; les contraintes de société et les gens autour, elle s’en fiche un peu. Comme elle est très, très bruyante et que les inconnus ne veulent pas toujours accepter sa différence, il y a de nombreuses activités comme le cinéma, le parc ou encore le théâtre qui sont difficilement accessibles pour Farah et sa famille. C’est pourquoi, ils et elles font toujours les mêmes activités : la piscine deux fois par mois, le restaurant, toujours le même, tous les dix jours et le Mcdonald’s de temps en temps. Malheureusement, toutes ces activités ont cessé durant le premier confinement, qui a débuté en mars 2020. On avait peu de choses à faire mais on tenait, elle tenait vraiment beaucoup à ça pour sa stabilité ; d’un coup, tout était fini mais je n’arrivais pas à lui expliquer pourquoi c’était fini ; on n’avait pas d’explications ; maintenant j’ai inventé quelque chose : « Tout le monde est malade ; le capitaine de l’avion est malade alors on peut pas aller [au Pays] ; le monsieur qui travaille à la piscine est malade alors on peut pas y aller ; le Turque est malade on peut pas aller au restaurant ». Farah, ce qui l’intéresse c’est que le capitaine d’avion guérisse pour qu’on puisse aller [au Pays]. Mais le Covid, je sais même pas si elle connait ou pas, conclut Iman.
La même situation s’est présentée dans la famille de Bruno. Yasmina, sa maman, n’a jamais su si son fils, du haut de ses sept ans, avait intégré la raison pour laquelle tous ces changements ont eu lieu. Le trouble du spectre de l’autisme se manifeste chez lui par le fait qu’il parle très peu, dit peu de mots et peine à s’exprimer. Malgré tout, Yasmina décrit Bruno comme un petit garçon très sociable, qui va vers les autres enfants et est très câlin. Son quotidien a ainsi été chamboulé par le fait que, du jour au lendemain, il n’a plus pu voir sa famille, notamment sa grand-mère qui s’occupe souvent de lui : Lors du premier confinement, tous les jours il nous disait les noms des membres de la famille qu’il ne voyait plus ; avant, il ne le faisait pas, il les disait jamais ; là, c’était tous les jours, plusieurs fois ; il fallait qu’on lui dise « oui », si on lui disait pas « oui » il s’énervait.
Maxime a pour sa part compris les implications d’une pandémie, mais ce n’est pas pour autant que la situation a été moins anxiogène. Sa maman, Claire, nous raconte que son fils n’arrive pas à s’adapter spontanément aux changements, et que, lorsqu’un imprévu survient, il se décompose facilement : Dès qu’il y a eu le début du Covid, il a commencé à devenir très angoissé ; il se rongeait de nouveau les ongles, il commençait à se gratter ou des petites choses comme ça. Afin de se protéger, Maxime commence alors à respecter les règles avec assiduité : Chez nous, explique Claire, les recommandations, il y a pas de souci, on les suit à la lettre ; Maxime obéissait au doigt et à l’œil à toutes les directives de l’OFSP ; donc, autotests tous les week-ends et pour le masque, il chronomètre 4 heures, parce que, oui, c’est 4 heures, c’est pas 4h05, c’est 4 heures. Ce type de réaction étant courante chez une personne dite neuroatypique, les parents de Maxime n’ont compris la raison exacte de son comportement qu’après plusieurs mois :On a cru qu’il avait compris, mais on a sous-estimé ; on a sous-estimé au point que, quand mon mari et moi on a eu le Covid, on a vu son regard devenir un peu sombre ; il a cru qu’on allait mourir. Et là je me suis dit « il a déjà 20 ans ; on lui avait expliqué ; je veux dire… wouah ». Je lui ai demandé « Comment ça, tu as cru qu’on allait mourir ? Oui, on est pas bien ; Papa a l’impression qu’il est à l’article de la mort mais il est pas à l’article de la mort ; il est juste pas bien ». Maxime s’est littéralement promené six mois pensant que s’il l’attrapait il mourrait.
Nous comprenons progressivement à travers la découverte de ces expériences qu’il y de grandes différences de compréhension de la situation sanitaire selon le type et le degré de sévérité du TSA mais aussi selon l’âge.
La mise en place des nouvelles normes a été très différente pour Bruno, Farah et Maxime. Pour ce dernier, on l’a vu, les recommandations de désinfection des mains et de port du masque n’ont posé aucun problème. Pour Bruno non plus, car il est trop jeune pour devoir en porter un lui-même et, selon sa maman, il ne semble pas avoir été perturbé par le fait que d’autres personnes en portaient. En revanche, Farah a eu plus de peine à s’y habituer : Elle acceptait pas, elle l’enlevait, elle s’étouffait ; on lui disait « non, il faut le laisser parce que les gens tombent malades, si on met pas le masque les gens tombent malades », raconte Iman. Et comme Farah n’apprécie pas le port du masque, ses parents ne l’emmènent dans les lieux publics que si elle en a envie, sinon ce sera trop difficile : Elle allait faire des courses, maisdepuis le confinement on a arrêté parce que c’était pas une bonne idée de l’emmener dans un supermarché quand on était pas obligé ; je l’amène dans le magasin que si elle est intéressée ; par exemple, elle adore acheter des livres, alors on va régulièrement à la librairie ; on négocie avant « tu vas pas enlever le masque », alors là elle accepte.
Bien qu’il ne soit pas évident d’adopter de nouvelles normes, selon Claire la difficulté principale concernant le port du masque est le fait qu’une partie du visage – et donc des expressions – soit dissimulée : L’orthophoniste a dû enlever le masque et mettre des vitres parce qu’un enfant autiste ne va pas avoir ce fameux décodage naturel qu’on a du comportement, de la lecture du langage non verbal ; eux ils l’ont pas ; donc ils ont appris que si on fait un peu comme ça avec les sourcils – Claire les fronce – c’est soit qu’on est mécontent, soit qu’on se dit « Mmh, qu’est-ce qui se passe », etc. ; donc ils ont appris, ils ont littéralement appris comme dans des cartoons que telle expression du visage veut dire ça ; donc si vous enlevez une partie du visage, ils n’ont pas naturellement cette capacité de lire comme nous ; donc tous ceux qui avaient des enfants beaucoup plus petits, dans cette période mars-avril-mai 2020, voire juin, c’est trois à quatre mois de thérapie perdus.
Si les personnes qui présentent un trouble du spectre autistique doivent apprendre les expressions faciales, c’est précisément parce que le TDS se caractérise en partie par des difficultés relationnelles. Contrairement aux idées reçues, cela ne signifie pas être introverti : Bruno est décrit par sa maman comme quelqu’un de câlin, Maxime comme ayant de l’empathie et un caractère très social et Farah comme une jeune fille gentille et joyeuse. En revanche, cela peut engendrer des difficultés à nouer des relations sociales profondes, à comprendre les sous-entendus ou encore à respecter les convenances, notamment la distance sociale en ces temps perturbés. Les parents de Maxime lui ont appris des techniques afin d’évaluer sa distance avec les autres, car déjà quand il était petit, il allait trop près des gens ; maintenant il s’imagine, il arrive à s’imaginer, donc je lui dis « C’est ta longueur en fait, donc en fait t’imagine que tu tombes par terre, tu te couches par terre, tu dois pouvoir te placer entre la personne et toi » ; donc c’est vrai que maintenant il arrive à s’imaginer, et c’est vrai que ça l’a fait rire cette idée ; maintenant il doit avoir dans sa tête des Maxime couchés un peu partout.
En revanche, Farah s’approche beaucoup moins des autres que Maxime ou qu’un petit garçon câlin comme Bruno. Des enfants comme Farah, par définition, ils vont pas auprès des gens ; s’il y a une mamie de 80 ans qui marche dans la rue, Farah, elle va pas l’embêter parce qu’elle n’aime pas approcher les gens. Iman nous explique cela pour pointer le traitement différencié qu’elle perçoit entre les enfants comme Farah et les autres : Après le Covid, ce qui nous a frappé, vraiment, qu’on comprend pas, c’est que les autres enfants avaient eu leurs activités presque normales ; mais toutes les activités des enfants comme Farah ont été supprimées tout de suite.
Comme la plupart des gens, Bruno, Farah et Maxime ont dû rester à la maison à l’annonce du confinement. L’école spécialisée de Farah a fermé temporairement ses portes et pour elle c’était difficile de rester tout le temps à la maison, toute une semaine, une dizaine de jours pour faire presque rien du tout, surtout qu’elle adore l’école. Iman nous raconte que les conséquences de ce changement de routine ont été importantes pour sa fille, qui est sujette à de fréquentes crises d’épilepsie : Un petit changement et c’est l’effet papillon ; imaginez que, chaque fois qu’elle a des troubles du sommeil, elle fait une crise d’épilepsie ; chaque fois qu’elle est trop devant l’écran, elle fait une crise d’épilepsie ; alors quand il n’y a pas d’activités, qu’est-ce que je peux faire ? Je la laisse un peu plus devant l’écran, et devant l’écran, voilà, elle fait une crise.
Bruno aussi aime beaucoup l’école et quand elle a fermé, il la réclamait souvent à sa maman qui essayait tant bien que mal de lui expliquer la situation avec les pictogrammes que lui avait envoyés l’institution spécialisée, une sorte de calendrier avec des photos qui expliquaient que l’école était fermée, que les enfants restaient à la maison jusqu’à mi-juin et qu’après ils recommenceraient l’école. Tout comme Farah, Bruno n’avait donc plus beaucoup d’activités et s’ennuyait beaucoup : Le problème, c’est qu’il ne joue pas tout seul ; il a de la peine à s’occuper tout seul ; il faut aller vers lui pour qu’il s’occupe, sinon il part beaucoup dans l’autostimulation, c’est-à-dire qu’il commence à courir partout, à sauter partout ; il ne fait rien d’intéressant ou de productif.
Pour les mamans de Farah et Bruno, la fermeture de l’école a ainsi été l’une des conséquences les plus négatives de la situation sanitaire. D’une part, parce que cela engendré une rupture dans leur routine et, d’autre part, parce que leur enfant encore relativement jeune a besoin d’enseignements spécifiques. Claire considère que la situation pandémique a été beaucoup plus difficile à vivre pour les enfants plus jeunes : Chez les petits, c’est encore plus frappant parce qu’ils sont en plein développement de la parole, en plein développement de l’implicite, en plein développement de la compréhension de différentes problématiques ; et là, on perd des mois de thérapies ; là, le temps s’arrête au niveau évolution.
Une nouvelle fois encore, pour Maxime, plus âgé, la situation a été différente. Étudiant, pour lui les cours n’ont pas cessé mais il a dû les suivre à distance depuis sa chambre, ce qui a eu un impact sur sa concentration et son organisation : Un enfant neuroatypique mélange tous les codes ; vous êtes en train de lui dire que l’endroit qui est normalement rouge devient rouge, vert, bleu ; l’endroit qui est normalement son endroit pour se détendre devient aussi un lieu de travail, et donc, du coup, il met où le lieu de détente ? Au lieu d’étudier, Maxime était sur son lit en train de geeker ou sur YouTube, parce que du coup, il y a plus de compartementalisation ; il y a plus de séparation des tâches ; donc là, on s’est rendu compte qu’il se noyait ; là, on a vu que, sans cadre spécifique…, au début ça se voyait pas et au fur et à mesure des semaines, il y a eu ce décrochage dont on parlait, des étudiants aussi, ce décrochage, il l’a eu aussi ; la différence avec un enfant neuroatypique, c’est que là, il a commencé à angoisser très fortement.
Entre le port du masque qui cache les expressions du visage, la fermeture des écoles et la discontinuité des thérapies empêchant un suivi intensif et individualisé, la situation sanitaire a entraîné une rupture anxiogène du quotidien. Dans ce contexte, un·e enfant sur le spectre autistique est exposé·e au risque de régresser. Selon Claire, qui a acquis une véritable expertise au fil des années, il y a deux types de régression. Le premier est dû à la privation des relations sociales touchant surtout les plus jeunes car, par mimétisme, ils et elles apprennent énormément les un·e·s des autres : Le plus jeune enfant avec trouble de l’autisme aura tendance à copier ses collègues et ses copains. Le second type est causé par l’anxiété qui stoppe la progression, ce qui génère un repli sur soi-même. C’est ce second type qui a touché Maxime : Il a régressé durant cette période-là, explique Claire, il est redevenu un petit garçon, il l’est redevenu par inquiétude ; il avait re-besoin que je devienne la maman, il avait re-besoin qu’on lui explique tout. Son monde, son environnement, son emploi du temps ont été chamboulés, il s’est retrouvé avec un nouveau puzzle et il ne savait pas comment s’y mettre. Elle nous raconte qu’ils ont dû refaire des scénarios sociaux, lui refaire un planning, ce qu’ils n’avaient plus fait depuis très longtemps. La situation sanitaire a engendré chez Maxime de l’angoisse, un peu de régression, mais pas un manque d’évolution, notamment grâce à son âge et à ses nombreux acquis. Concrètement, Maxime comprenait moins bien ses cours et sa prise de notes était moins bonne : Il nous a dit qu’il a énormément souffert de faire les cours par Zoom parce qu’ il n’avait pas le langage non verbal et le soutien visuel du corps ; j’ai carrément dû l’aider à re-comprendre parce qu’il lui manquait toute une partie, toute une partie qu’il avait pas comprise en fait ; il avait pas compris les données, il avait pas compris ce qui était attendu.
L’anxiété de Maxime s’est aussi manifestée à travers l’autostimulation. Depuis qu’il est enfant, il a tendance à se parler tout seul : Comme dans les dessins animés, il fait les personnages, les voix. Claire étant en télétravail, elle l’entendait à travers les murs et a ainsi pu constater qu’il a commencé à beaucoup se re-parler ; au début je tiltais pas que c’était un moyen de se bercer, de se calmer, de rentrer dans son univers et puis de sortir de notre univers, donc c’est de nouveau un moyen de s’échapper et de se stimuler ou de se calmer avec quelque chose qui le calme justement.
Ce besoin de se reconnecter à des sensations corporelles, Bruno le ressent aussi, et comme pour Maxime, le confinement l’a amplifié : Il fait beaucoup de flapping avec ses bras ; avant il en faisait moins, là il en fait beaucoup. Pour Yasmina, garder Bruno à la maison, c’est pas une solution parce que des enfants comme eux, ils ont toujours besoin d’être stimulés, sinon ils régressent. Elle rejoint ainsi Claire à propos de la régression et de la privation de relations sociales. Le confinement a ainsi eu un effet très concret sur le développement de Bruno : Il s’était quand même amélioré au niveau de la parole, il disait quand même plus de mots, il essayait plus de s’exprimer, et c’est vrai qu’après, j’ai vu une différence ; c’est que, au bout d’un mois, il disait presque rien, il faisait peu de demandes et puis on le voyait : il s’ennuyait ; le problème c’est qu’après, il voit plus personne, il est moins stimulé et donc, du coup, il régresse ; du coup, il parlait moins, il faisait moins d’efforts.
C’est en parlant à la maîtresse d’école de Farah, qu’Iman a pris conscience qu’il y avait une forte régression. Alors qu’elle adore l’école et qu’elle n’a jamais eu de difficultés pour s’intéresser aux matières telles que le français ou les mathématiques, maintenant il faut la forcer pour qu’elle finisse une fiche de français, une fiche de mathématiques. Le confinement a eu l’effet d’une bombe atomique nous explique sa maman, parce que tous les trucs qu’elle faisait à l’école, c’est fini ; imagine un enfant qui allait à l’école, qui avait l’habitude de sortir pour apprendre comment acheter quelque chose… ; elle allait à la boulangerie, elle allait à la poste, elle allait à la déchetterie, elle allait vider les poubelles, elle faisait, je sais pas… n’importe quelle activité dans le cadre de l’école, et tout était fini.
Les récits croisés de ces expériences témoignent de la grande hétérogénéité du trouble du spectre autistique. La situation pandémique a été vécue bien différemment par Bruno, Farah et Maxime, qui ont été confronté·e·s durant cette période à de nombreux défis. Néanmoins, Claire note un effet positif de cette situation si particulière : J’ai eu écho d’autres familles qui ont dit « Nous on a adoré cette période de confinement parce que le monde s’est arrêté ». L’enfant autiste qui souffre du bruit, qui entend le trafic, qui entend les klaxons, qui entend les gens qui ronchonnes dans la rue, qui doit prendre le train, qui est surstimulé·e par les odeurs, qui est surstimulé·e par tout, et que ça lui demande un effort surhumain d’aller dans le train, là, il ou elle peut rester à la maison en pyjama.
De mars à mai 2021, entre confinement et enseignements à distance, une classe de master de l’UNIL en sociologie de la médecine et de la santé a mené onze enquêtes au plus près du quotidien d’une variété de métiers, de communautés, de milieux. Les paroles recueillies composent la trame d’expériences partagées et de vécus intimes des événements, une lecture plurielle de leurs existences au cœur de la pandémie.
Un projet accompagné par Francesco Panese et Noëllie Genre.
Une enquête de Nadège Pio et Antonin Wyss
Disons-le d’emblée : nous avons un léger penchant militant. Et la pandémie de Covid a incontestablement affecté notre capacité à soutenir des mouvements sociaux. Si nous avons cherché à comprendre le vécu des militant·e·s pendant cette période, c’est parce que nous ressentons à leur égard une sympathie fondée sur des valeurs communes. La proximité est aussi sociale et générationnelle, puisque les six personnes rencontrées sont de plus ou moins « jeunes adultes », étudiant·e·s ou impliqué·e·s, sans grande surprise, dans des métiers de soutien à l’autre. Écologistes, féministes ou antiracistes, nous avons échangé avec elles et eux sur les raisons et les possibilités de continuer à militer et comment le faire sans pouvoir occuper l’espace public, ni se rencontrer.
L’expérience du militantisme est généralement peu (re)connue. Jugé·e·s parfois trop extrêmes, antidémocratiques, casseurs, fanatiques, et autres qualificatifs négatifs, celles et ceux qui ébranlent l’ordre établi font parfois peur, ne feraient que perdre leur temps. Elles et ils inspirent peu de compassion, d’autant plus lorsque leurs combats sont jugés inutiles. Rendre compte de leurs vécus, c’est aussi les ré-humaniser ; donner de la voix aux personnes qui font entendre celle des dominé·e·s.
Avec ou sans pandémie, le militantisme est un travail très concret, vraiment très organisationnel. C’est le quotidien de Laura, qui doit répondre aux mails, faire les convocations, relayer tous les événements ; faire les demandes d’autorisation, les renégocier. C’est aussi celui de Benvindo, dont le collectif bosse sur des projets avec les institutions. Dans celui de Clara, on n’a pas des rôles définis pour chaque personne ; la question c’est plutôt : qu’est-ce que certaines personnes ne font pas ? Elle-même ne parle que très peu aux journalistes. C’est l’inverse de Matthias, qui a un cheval de bataille bien précis : la convergence, la synergie entre les différents groupes et mouvements sociaux. Thomas, lui, préfère rester dans l’ombre : il s’occupe plus volontiers de la logistique, avec ses compétences soit dans l’informatique, soit en psychologie, soit tout simplement pour porter des cartons ! Diane s’occupe de l’art et du matériel– mais ça fait un moment qu’on n’a pas trop refait quoi que ce soit, vu qu’au niveau matériel en ce moment on fait pas grand-chose…
La pandémie a chamboulé la plupart de ces quotidiens. La configuration Covid du militantisme implique pour Benvindo de plus adapter le travail avec les outils technologiques – on doit faire beaucoup de sensibilisation à distance. Un moyen de rester à flot, pour Laura – on a réussi à maintenir une activité au niveau purement organisationnel ; on se réunit par Zoom depuis plus d’une année. Mais des répercussions importantes se font rapidement sentir : Benvindo a dû basculer un atelier en ligne et annuler, dans la foulée, des partenariats conclus avec l’entrepreneuriat local – on avait prévu de promouvoir des restaurateur·ice·s qui comptaient sur un soutien financier et sur cet événement pour se faire connaître, mais ça n’a pas pu se faire. Le collectif de Laura a dû, à la dernière minute, revoir totalement l’organisation pour démultiplier l’événement sur plusieurs endroits ; ça veut dire avoir plusieurs sonos, avoir des personnes partout ; avec en plus des normes sanitaires assez lourdes… ; ç’est hyper compliqué.
Les annulations ou les complications des manifestations, c’était un immense problème dans le collectif de Clara – on a tâché de compenser du mieux qu’on pouvait, en faisant des choses différentes, mais c’est quelque chose qu’on ne peut pas vraiment compenser. Pour Laura, il était important de proposer des alternatives – même si c’était juste un stand, en fait c’est une manière d’être présent dans l’espace public ; il y a plein de personnes qui étaient contentes de nous voir.
Les adaptations ont impliqué un changement de stratégie plutôt productif pour Clara – il fallait investir des forces dans d’autres secteurs, prendre du temps pour plus réfléchir à la stratégie, faire de la communication écrite de documents ; aussi pour faire des formations à l’interne ; on en a fait énormément le printemps passé. Diane et Thomas ont également réorienté leurs efforts, en créant une cellule de culture régénératrice pour soutenir les militant·e·s. Matthias estime d’ailleurs que le travail qu’il a pu faire en 2020 pour tisser des liens intersectoriels résulte de ces changements de priorité – ces liens qui ont pu être faits dernièrement sont un peu inédits ; à mon avis, la pandémie a participé à ça puisqu’on s’est un peu tous retrouvés dans nos coins.
Au-delà des adaptations, la pandémie a été l’occasion d’inventer d’autres formes d’action. Diane se montre cryptique au moment d’en parler parce que l’événement en question n’a pas encore eu lieu. L’idée générale est d’avoir des militants isolés mais présents simultanément à de multiples endroits. Parce qu’on n’a pas besoin d’être forcément serrés les uns contre les autres pour manifester. Matthias, lui, trouve créatif et original d’avoir organisé un sit-in en forme de damier, avec un écart de 1,5m entre chaque carré.
L’expérience de Benvindo se détache singulièrement de celle des autres militant·e·s. Le Covid n’a pas eu une incidence phénoménale sur son travail – les adaptations qu’on a eu à faire, c’est les adaptations de Monsieur et Madame tout le monde ; l’association a un impact politique, c’est des éléments qui peuvent se faire à distance ; on peut faire des réunions avec des autorités en petit comité ; le combat d’obtenir ces changements au niveau institutionnel, on peut le faire avec ou sans Covid. S’il a effectivement fallu réapprendre à manifester, la ligne directrice du collectif consiste depuis un certain temps à limiter un peu les manifestations, parce qu’il faut pas que ça devienne juste un écran de fumée ; le but c’est d’avoir une précision chirurgicale. Parler de la pandémie apparaissait donc comme secondaire aux yeux de Benvindo pour lequel la priorité était d’expliquer la lutte parce que, vraiment, le Covid ça change juste les façons de procéder ; le seul problème pour moi c’est que je connais pas forcément les gens avec qui je bosse ; c’est ça, le gros manquement.
L’isolement et la solitude pèsent particulièrement fort sur le moral des militant·e·s – pendant la pandémie, t’es seul ; t’as pas ces moments où tu peux aussi débriefer avec les copain·e·s militant·e·s. Pour Laura, comme pour les autres, la socialité constituait un rempart salutaire face aux difficultés liées à son engagement. Thomas exprime d’emblée cette nécessité – il y a un côté socialisation qui est ultra important dans le militantisme, il y a un besoin de faire groupe. Le militantisme est un combat épuisant pour Benvindo aussi – on n’en voit pas la fin ; ça prend beaucoup plus d’énergie que ce qu’on croit. Le collectif de Laura, un mouvement qui était très joyeux, a perdu son effervescence avec la crise, pour devenir un poids hyper lourd à porter. Thomas trouve que les moments de partage, ils fonctionnent pas très bien en ligne. C’est également l’expérience de Laura – on a eu des gros conflits ; j’ai l’impression que par Zoom, ils sont exacerbés ; t’es pas d’accord et tu peux pas essayer de discuter ensemble ; ça fait beaucoup de mal quand-même à l’organisation du collectif en général. Un sentiment partagé par Benvindo qui constate que l’implication a baissé en raison du manque de contacts humains – c’est difficile de fédérer autant qu’on le voudrait.
Diane est l’une de ces personnes qui peinent à s’investir. Elle a rejoint le collectif peu avant que la crise sanitaire ne se déclare – au début c’était une super bonne dynamique ; on avançait bien, on faisait ça autour d’une bière, tranquille, à se marrer. Son élan était porté par les rencontres, un entre-soi détendu qui favorisait sa productivité. Avec la pandémie – j’ai l’impression qu’on n’avance pas ; j’ai aucune motivation ; c’est une catastrophe. Les réunions Zoom avec de multiples anonymes lui sont insupportables ; les caméras et la convivialité sont éteintes. Ces difficultés font écho au vécu de Laura : faire les réunions en vrai, pouvoir discuter un peu avant, après, d’aller boire un verre…, c’est un peu comme un lubrifiant social ; ça rend les relations plus douces. Thomas en fait même un aspect essentiel de l’organisation du collectif : dans les milieux horizontaux, on a besoin d’être ensemble, de se regarder, percevoir comment vont les autres ; on a beaucoup besoin du langage non-verbal pour communiquer.
Le bilan semble assez négatif, donc, jusqu’à ce que nous rencontrions Clara. La pandémie coïncide avec son arrivée dans un collectif et facilite son intégration – je l’ai super bien vécue parce qu’en fait, Zoom, sous pas mal d’aspects, c’est plus inclusif. En tant que nouvelle venue, les moments de flottement autour des réunions sont souvent difficiles à vivre, parce que les membres ont beaucoup plus de complicité ; ça demande un peu de courage d’y aller. Elle apprécie qu’avec Zoom – où les gens sont hyper protocolaires – la prise de parole devient plus égalitaire : chacun est dans son petit carré, chacun voit vraiment tout le monde, chacun est vraiment pareil que les autres ; tandis que dans une réunion en vrai, il y a peut-être des gens qui physiquement vont prendre plus de place. L’expérience de Clara reste entière – le début du coronavirus, ça a coïncidé avec une explosion de ma vie sociale, parce que je voyais des gens toute la journée ; c’est assez paradoxal mais c’était vraiment comme ça. Toutefois, quelle que soit la couleur de l’expérience, le passage à des relations en ligne a généralement été perçu comme un mal nécessaire. Benvindo est lucide – il y a très peu de moyens de contester les décisions des autorités ; rien que la manifestation, on peut pas l’utiliser.
Les militant·e·s ont affirmé respecter les mesures sanitaires avec une évidence surprenante pour des personnes enclines à la désobéissance civile. Un paradoxe que Diane résout aisément : désobéissance civile, oui, mais il faut que ça ait un but civil ! c’est-à-dire vraiment de protéger les vies et les secourir ; si on fait des foyers à Covid ben… on n’est pas très civil. Ce sont aussi les militant·e·s médecins qui donnent le ton – tous nos docteurs nous ont dit : « S’il-vous-plaît, ne faites pas exploser les hôpitaux ». La situation est moins simple pour Matthias qui se montre critique face à la collaboration avec les autorités, déplorant l’absence d’une discussion ouverte sur le sujet dans le collectif : Ça sert à rien, c’est juste symbolique pour moi ; c’est une manière de montrer notre allégeance à l’ordre établi et d’admettre que si on n’a pas l’autorisation, on va pas faire notre manifestation ; et c’est une manière de se soumettre qui me dérange.
Au fil de nos discussions, nous réalisons ainsi que la désobéissance civile peut prendre plusieurs visages. Pour Benvindo, le changement passe par la collaboration avec les institutions, la recherche du dialogue. Thomas et Diane ne sont pas à l’aise avec les activités illégales, même s’ils soutiennent ce mode d’action, qui est celui privilégié par leur collectif. Clara place également peu d’espoir dans les politiques mais en fait un usage stratégique – ces activités, c’est une manière de mettre notre discours sur la place publique, d’interpeler les gens. Pour Laura, qui a participé à l’organisation de certaines manifestations en 2020, la bonne volonté n’aura pas suffi – on s’est pris des grosses amendes. Malgré toutes les adaptations, certaines actions ont pris une tournure inattendue et incontrôlable ; les organisateur·ice·s ont été accusé·e·s d’enfreindre les normes sanitaires – on a dû prendre un avocat ; on n’a pas du tout l’habitude de se défendre par rapport à des amendes comme ça. C’est du jamais vu pour elle, qui a des années d’expérience militante à son actif. Les débordements ont pourtant été moins importants que par le passé. C’était aussi la première fois que leurs actions attiraient l’attention des autorités cantonales, avec lesquelles il a fallu négocier. Cet aspect du travail militant a toujours été compliqué pour Laura, et la pandémie n’a rien arrangé : Un truc insupportable, c’est qu’on sait pas qui prend les décisions ; normalement, c’est la Ville ; depuis la pandémie, il y a eu tout un moment où ça a été transféré au Canton ; des fois, la Ville dit non mais le Canton dit oui ; des fois, la Ville nous renvoie vers le Canton…
La tension entre collaboration et critique s’amplifie – pousser son mouvement social tout en garantissant la santé des gens, c’est un équilibre assez compliqué à avoir, explique Benvindo. Au-delà des questions de sécurité sanitaire, les accusations pleuvent : Clara dénonce l’hypocrisie des mesures priorisant l’économie, alors qu’elles mettent la vie des gens en danger et que les manifestations – un droit fondamental – sont interdites ; Diane s’insurge contre le soutien étatique aux compagnies d’aviation, symbole de cette aide mal placée ; Thomas fait le parallèle : quand il y a un problème de ce type-là, le gouvernement prend acte et agit rapidement ; on voit qu’il a les moyens de le faire. La crise du coronavirus a ainsi accentué une ambivalence bien connue de Clara – c’est une question de tous les mouvements sociaux radicaux qui aimeraient un profond changement de système : « A quel point on travaille encore avec les autorités ? ».
Le slogan est désormais bien connu : « Pas de retour à la normale/norme mâle ». Il a concentré l’espoir de Thomas, notamment, que l’expérience amène à la prise de conscience ; que le Covid fasse rendre compte des problèmes de manière très concrète sur la vie des gens. Un espoir douché pour Clara, qui voyait dans la crise sanitaire une occasion peut-être d’argumenter sur certaines choses. Les militant·e·s sont en effet beaucoup à avoir pensé que ça allait vraiment être un tremplin., mais le désenchantement est à la hauteur des attentes. Laura a l’impression qu’il y a beaucoup de blabla – il y a eu les applaudissements mais aucune reconnaissance traduite de manière concrète. Clara abonde dans ce sens : à part des déclarations, il y a rien de sérieux qui s’est fait ; il n’y a rien qui donne de l’espoir.Thomas fait part de sa désillusion face à la dépolitisation de la pandémie par les citoyen·ne·s, qui la voient juste comme une mauvaise passe, une pause dans le luxe de consommer. La conséquence pour Clara est un gros découragement, qui a pu désinvestir des gens, même si elle-même n’a jamais eu le moindre problème avec ça, car elle a toujours été extrêmement pessimiste – je peux pas être déçue, parce que j’ai pas d’espoir ; je profite juste de faire un truc qui fait quand-même sens pour moi ; et je profite vraiment du moment présent. Cette désillusion, Matthias la tourne surtout envers les cercles militants et les élites intellectuelles – je trouve quand même assez regrettable de voir à quel point on fait pas grand-chose de ce qui se passe ; c’est juste inédit dans l’histoire de l’humanité ; enfin, moi je suis assez halluciné. Un sentiment que Thomas ressent envers la population, qu’il souhaite voir adopter une démarche plus politique et plus systémique. Diane le rejoint en évoquant une réflexion en amont – dans quelle société on veut vivre, comment faire une société qui soit résiliente et ressourçante, qui puisse faire face à des crises. Matthias, lui, n’a pas constaté une telle introspection autour de lui – c’est paradoxal ; il y a cette velléité, il y a de plus en plus de gens qui rejoignent ces mouvements, et en même temps il y a une espèce de passivité ; vouloir poser la question pour demain, c’est déjà pas possible ; je trouve que c’est complètement absent et ça me fait complètement flipper ; j’ai l’impression qu’on marche sur la tête et qu’on n’a même plus les deux neurones nécessaires pour se mettre en connexion et se dire dans quel sens est-ce qu’on veut aller ? La passivité inquiète aussi Diane – ma première motivation à rejoindre, enfin à manifester, c’est d’avoir peur ; de ce qui pourrait nous arriver si on continue dans un système comme le nôtre.
Si la pandémie a aggravé l’anxiété que peuvent ressentir les militant·e·s face à l’ampleur de leur tâche, elle a aussi généré de nouvelles craintes, très présentes chez Laura – la lourdeur, elle est administrative, mais elle est aussi au niveau de la peur. Organiser des manifestations dans ces conditions – franchement c’était horrible ; à chaque fois, c’est deux semaines de monstre peur ; je me disais : « Bon, dans un sens, au moins s’ils interdisent, on peut dormir sur nos deux oreilles, sans peur d’avoir été responsables de la contamination ». La crainte des représailles s’est aussi manifestée – on a galéré pour trouver des personnes qui étaient d’accord de figurer sur les autorisations ; ça, c’est un vrai problème maintenant. La peur de Clara se loge ailleurs, dans le décalage qu’elle ressent au quotidien. – comment on s’insère dans cette société ? Je vais devoir trouver un travail ; et ça c’est extrêmement flippant ; il y a la nécessité de survivre quand-même dans ce système que je veux pas soutenir. Étonnamment, elle associe pourtant la pandémie à de bonnes émotions, grâce à son implication nouvelle dans le collectif – ma vie est devenue vraiment cool ; je me sentais enfin vraiment à ma place, dans un milieu qui me correspondait tant au niveau des gens que des idées ; j’avais l’impression de faire quelque chose d’utile quand on se bat pour des choses justes, c’est beaucoup moins angoissant que quand on fait pas grand-chose.
Pour ces militant·e·s, le bilan se veut pragmatique – quand on voit à quel point le contexte était difficile, on s’en est plutôt bien sorti ; il n’y a pas de regrets, confie Benvindo. Ils et elles ont composé avec les moyens à disposition. Pour Diane, il ne pouvait pas en être autrement – on a toujours le même taf ; l’horloge tourne. Dans le collectif de Laura, on a fait vraiment comme on pouvait – bien sûr, je préfèrerais qu’on puisse faire des grosses manifestations ; si on veut peser, on doit avoir la force du nombre ; la pandémie nous limite, elle nous affaiblit ; en même temps, c’est compliqué pour l’instant de faire mieux.
Malgré les éléments négatifs, Matthias trouve toutefois que le confinement a rassemblé des collectifs variés dans des discussions qu’ils n’auraient pas pu avoir en temps normal. Il y voit l’occasion de se rallier face à l’ennemi commun qu’est le capitalisme. La situation lui aura aussi permis, à lui et à d’autres, de se donner du temps pour se trouver des vocations – y’a pas besoin de cette crise sanitaire pour se rendre compte que le monde va mal ; par contre, il faut du temps pour mener cette réflexion et puis trouver du sens à sa vie…
De mars à mai 2021, entre confinement et enseignements à distance, une classe de master de l’UNIL en sociologie de la médecine et de la santé a mené onze enquêtes au plus près du quotidien d’une variété de métiers, de communautés, de milieux. Les paroles recueillies composent la trame d’expériences partagées et de vécus intimes des événements, une lecture plurielle de leurs existences au cœur de la pandémie.
Un projet accompagné par Francesco Panese et Noëllie Genre.
Une enquête de Matilda Bianchetti et Marie Reynard
Dans le cadre exceptionnel de la pandémie de Covid-19, nous avons souhaité donner la parole à des acteurs particuliers de la société : les représentant·e·s religieux·euses. Leurs témoignages nous semblent intéressants car ils et elles sont à la fois les guides religieux et spirituels d’une grande partie de la population, mais également les réceptacles privilégiés de ses souffrances. Par Zoom ou en personne nous avons pu rencontrer quatre d’entre eux : Lina, pasteure ; David, rabbin ; ainsi que Jean et Marc, tous deux abbés.
Lorsque nous discutons avec les représentant·e·s religieux·euses de leur quotidien, nous sommes frappées par la profonde humanité de leurs activités, par ailleurs très variées. En fait, moi la pandémie m’a vraiment fait mesurer combien c’est un métier communautaire, nous confie la pasteure Lina. La pasteure Lina, les abbés Marc et Jean et le rabbin David y sont tous et toute confronté·e·s quotidiennement avec les membres de leur communauté respective, par leur position unique, que chacun·e s’attache à nous expliquer avec force métaphores, comme l’abbé Marc : Je suis un peu le berger à la manière du pape François, c’est-à-dire que, de temps en temps, je suis devant et prends quelques décisions pour faire que les gens gagnent en spiritualité, avancent dans leur recherche de sens ; de temps en temps, je suis en plein milieu du troupeau, parce que je dois juste écouter les gens ; et de temps en temps, je suis tout derrière, parce que je dois aller au rythme du plus lent. Le rabbin David évoque avec humour une autre métaphore – à vrai dire je n’ai pas changé de profession, puisque autrefois je m’occupais de chimie organique, et qu’aujourd’hui je m’occupe de chimie humaine, tout simplement. Tou·te·s quatre sont en contact constant avec d’autres personnes dans leur quotidien. Leurs expériences de la pandémie sont à la mesure de leur forte implication dans la communauté. Lina s’occupe d’une paroisse de village, tout comme Marc. Tous deux se décrivent comme généralistes : en temps normal, il et elle donnent le culte hebdomadaire, enseignent le catéchisme, réalisent des rituels (baptêmes, mariages, enterrements). L’abbé Jean se définit comme curé modérateur. En plus de ces mêmes activités usuelles, il modère une équipe de 10 personnes, hommes et femmes, qui rayonne sur une unité pastorale. Enfin, le rabbin David est le grand rabbin de la Communauté israélite d’une ville Suisse dont il prend soin : Nous disposons de trois synagogues, d’un jardin d’enfants, d’un restaurant, d’une bibliothèque, ainsi que d’un rabbinat. La pasteure Lina est mariée et mère de quatre enfants. Le rabbin David, marié, a également quatre enfants, ainsi que trois petits-enfants. Leur activité religieuse occupe une place très forte dans la vie. L’abbé Jean par exemple, s’exprime à travers de multiples références à la foi : « Quand j’aurai été élevé de terre » dit Jésus « j’attirerai tout à moi », enfin tous les hommes, toutes les âmes ; c’est beau ! Et l’abbé Marc consacre tout son temps à sa vocation – il y a un temps de prière le matin et puis la journée va de 6h45 jusqu’à 22h30.
Dans ce quotidien bien rodé, l’arrivée du Covid en Suisse marque une rupture. L’abbé Marc nous avoue : On a été pris de surprise, de devoir arrêter tout, vu qu’il n’y a plus de rencontres, de réunions, de célébrations. On est passé à la solitude tout d’un coup. Puis après, il y a eu beaucoup de contaminations, notamment sur notre commune, et beaucoup de tristesse surtout. De la même manière, c’est avec ses mots à lui que l’abbé Jean raconte comment la pandémie a un petit peu grippé la machine : hors pandémie, il y a facilement 1500 fidèles le dimanche ; c’était beau à voir, quoi. La pandémie a alors affecté leur vie pastorale et spirituelle. Si Jean nous parle des trois vagues successives qui ont eu lieu, pour lui, il y en a encore d’autres sans doute qui vont arriver. Ces vagues justement, la pasteure Lina les distingue : je voudrais faire vraiment la différence entre la première vague et les deuxième et troisième vagues. Elle nous explique que le moment de la première vague est arrivé dans une période où normalement sont célébrées les confirmations. Dans son église, cela correspond normalement à des réunions de 240 personnes qui réunissent notamment les grands-parents. Cette situation de pandémie, ça a été une première ; ça a été stoppé net ; et quand on a voulu le revivre, il y a eu la deuxième vague, déplore Lina. Ses souvenirs sont intacts : c’était un 13 mars ; tous les cultes, tout, tout, tout, tout s’est arrêté. L’expérience du début de pandémie est semblable pour le rabbin David. Lui aussi se remémore avec précision l’arrivée du Covid : l’année passée, fin février, début mars ; dès que les autorités cantonales et communales ont pris leurs décisions, je me rappelle que le président de la communauté a fait le tour de toutes les synagogues pour leur dire que « Samedi matin, toutes doivent être fermées ». De manière absolument inédite, une « taskforce » qui comprenait deux médecins, le président de la communauté, le vice-président de la communauté, deux autres membres du comité, plus le secrétaire général, et bien entendu [le rabbin David] a été composée pour gérer au mieux les effets de la pandémie sur la communauté israélite dont ils ont la charge.
Cette pandémie marque également une autre rupture, celle avec les habitudes religieuses et spirituelles, parce que pour les gens, vous savez, d’être arrachés à des habitudes, comme entendre les cloches, cela a été un véritable choc, nous dit Lina. Pour pallier cela, elle raconte avec fierté que toutes les communes ont été d’accord de sonner les cloches, alors qu’il n’y avait pas de culte. Selon elle, de manière symbolique, cela faisait écho à des rites, des occasions de se voir, quelque chose qui accompagnait ce canton depuis des centaines d’années. Après la subite fermeture des lieux religieux, l’abbé Jean se souvient : la première vague, on nous a donné l’ordre de fermer toutes nos églises ; c’était l’État de Vaud qui avait reçu des directives du Conseil fédéral, mais il les avait interprétées de manière trop stricte dans le canton. Levant le doigt vers le plafond, il nous indique son appartement, précisément son studio, comme il le qualifie lui-même. Depuis sa fenêtre qui donne sur la rue, nous dit-il en se replongeant dans ses souvenirs, je vois ce qui se passe, et je voyais des hommes, des femmes à genoux, pleurant devant les portes fermées ; ça m’a vraiment fait saigner le cœur. Face à cette souffrance, injustement produite selon Jean, il réagit : alors j’ai téléphoné à nos autorités, qui ont appelé le Conseil d’État, qui a permis ensuite que l’on réouvre dans les 48 heures. Dès lors, s’il a été possible de ré-ouvrir, cela s’est fait selon les obligations sanitaires en vigueur. Au-delà des règles établies du port du masque et de désinfection des mains, l’abbé Marc, comme nous tous et toutes, appréhendait également les nouvelles informations transmises par le Conseil Fédéral durant ses conférences de presse quasi-quotidiennes. Aux questions que faire pour un enterrement, que faire avec des catéchèses ? par exemple, il trouvait réponse dans les directives transmises au diocèse, traduites et adaptées pour les églises, que chaque paroisse du canton recevait. Lina elle aussi a été briefée tout le temps. Avec les nouvelles directives, elle se demandait, qu’est-ce qui était possible, qu’est-ce qui n’était pas possible ? Finalement, nous dit-elle, c’est comme pour tous les métiers. Face à des restrictions grandissantes, le rabbin David assure et rassure : nous avons respecté à la lettre toutes les décisions prises par les autorités communales ou cantonales ; on n’a pas lésiné sur les moyens ; ce que nous avons fait, c’était toujours dans le cadre de la loi.
Chacun·e de nos interlocuteurs et interlocutrice retrace avec nous les moyens qu’ils et elle ont investis pour se réinventer en temps de Covid. Depuis la réouverture, l’abbé Jean décrit la participation de nombreux bénévoles qui accueillent les gens : on ne veut pas les refouler en fermant la porte à clé, simplement ; donc ils leur donnent à l’extérieur des cadeaux, ils partent avec une petite nourriture ; et ceux qui font le choix d’attendre dehors, au froid, toute la messe, et bien nous les prêtres, à la sortie, on va leur donner la communion. Il simplifie ainsi la communion pour la rendre Covid-friendly : pour les gens qui venaient se confesser en temps de pandémie, j’avais sur moi plusieurs hosties, et je leur donnais la communion à l’extérieur. L’abbé Marc se souvient de ce que représentait comme charge de travail de tout re-calibrer. Pour lui, ça a été compliqué et très fatigant, avec les directives qui changeaient tout le temps. A contrario, l’événement pandémique a aussi son lot d’aspects positifs. Marc souligne notamment que cela a apporté beaucoup de créativité et des trucs géniaux ; on a réalisé qu’on avait des ressources, et puis qu’on pouvait changer. N’ayant pas été, selon lui, la paroisse la plus 2.0, son Église décide tout de même de sonder par e-mail les membres de la communauté catholique, en les ciblant à travers la création de groupes thématiques : on a fait des trucs plus personnalisés, en plus petit noyau, et les gens ont beaucoup apprécié. Pour leur part, Lina et ses collègues ont lancé une newsletter qui, avec le site Internet de la paroisse, sont devenus les modes de communication principaux. Elle s’empresse de nous annoncer avoir DIRECTEMENT commencé à faire des audios, à mettre nos cultes sur le site, même des morceaux d’orgue, des cantiques, tout un déroulement de culte avec des audios ; on s’est vachement secoué ! Lina nous confie également avoir pris l’initiative personnelle de créer une série, comme des fondamentaux, ou une sorte dekit de survie religieux et spirituel.
Pour beaucoup de ces professionnel·le·s qui se confient, la situation liée au Covid marque comme pour beaucoup le début d’un basculement vers des rencontres en priorité en distanciel. La pasteure Lina explique comment son quotidien a viré à Zoom, Zoom et re-Zoom. Pareillement pour David, tout se passait par Zoom ; donc on a fait nos prières quotidiennes via le Zoom. Le grand rabbin relève également que l’usage des réseaux sociaux tel Instagram a connu une forte demande de la part de nos membres. Cependant, face aux autres traditions rencontrées durant nos échanges, la spécificité du judaïsme fait que l’utilisation de tout appareil électronique est interdite le jour du Shabbat, autorisant ainsi son usage uniquement les autres jours de la semaine.
Au-delà de ces innovations de spiritualité assistée par les technologies, la période du Covid a aussi permis à Lina, Marc, et David de s’essayer à de nouvelles expériences riches en émotions, notamment à Pâques. Marc raconte : Traverser Pâques en rassemblant zéro personne dans une église, c’était vraiment une chose contre-nature, et il ajoute : on a fait des choses sur Facebook ; moi j’ai fait un grand message filmé pour toute la population. Le même jour de Pâques, Lina nous révèle s’être levée à 5h30 du matin et s’être rendue au cimetière local– c’est vraiment un endroit presque un peu ancestral et symbolique de Pâques, qui parle de la mort et de la résurrection, donc qui touche un peu à tout ce que les personnes peuvent vivre comme deuil en lien notamment avec le Covid ; j’ai filmé le lever de soleil sur les Alpes et puis j’y ai prononcé ce que nous prononçons chaque année à Pâques : « Il est ressuscité, il est vraiment ressuscité ». Je crois que cette marche que j’ai vécue ce matin-là, c’est quelque chose que je n’oublierai pas de sitôt ! L’événement de la Pâques juive résonne aussi pour le rabbin David qui raconte : Grâce à notre secrétaire générale, on a fait un travail colossal ; parce que la fête de la Pâques juive est très complexe ; les exigences de l’alimentation sont plus strictes que d’habitude ; on a même organisé des repas pour les nécessiteux qu’on a livrés jusqu’à domicile pour ne pas propager le virus.
Chacun d’elle et eux, au travers de la providentialité de leur métier, a fonctionné comme une espèce de caisse de résonance pour des expériences de souffrances, de limites, comme nous le raconte la pasteure Lina. Elle a été marquée par les récits des gens qui ne pouvaient pas voir leur maman ou des personnes qui ont des troubles de la mémoire et qui sont déjà désorientées ; c’était dur… De son côté, l’abbé Marc, en lien avec le CMS, nous confie avoir eu plus de demandes qu’auparavant pour les fins de mois. Le rabbin David, durant cette période, a aussi découvert comment, malheureusement, cela a affecté la communauté : Dans le cadre de la paix au sein du couple, ça a affecté quelques familles. Marc relève aussi la montée de la violence au sein des foyers : j’ai écouté quelques familles et c’était vraiment nerveusement tendu, voir physiquement violent ; ça pouvait même cogner un peu. En particulier, ce sont les personnes âgées qui semblent toutes et tous les préoccuper. Lina a été très en souci pour les personnes âgées ! Il y a des collègues qui ont fait beaucoup de téléphones. L’abbé Jean lui aussi était soucieux : on a une cuisinière, Maria, qui est une sainte personne ; et elle est une personne à risque, donc la crainte c’était de lui transmettre le virus ; une autre crainte c’était de transmettre le virus sans que je le sache, à des personnes âgées, parce que j’ai appris que des personnes âgées l’ont attrapé parfois par un prêtre qui avait célébré, puis tout d’un coup, le Monsieur est mort. Le plus dur pour lui a été la question des enterrements. Il y avait le strict minimum permis par la loi, explique David, on était juste cinq personnes ; on a pris les parents les plus proches, plus le rabbin, le ministre officiant, et voilà tout. Pour Lina, le plus douloureux, c’est quand vous n’aviez que le mari et les trois enfants ; c’était tout ! L’abbé Marc se sent quant à lui concerné par l’impact à long terme de ce type d’enterrement : ce sont vraiment des deuils psychologiquement qui sont très mal faits, à tout jamais. Pour illuminer ce triste tableau, l’abbé Jean raconte rendre honneur à la vie des défunt·e·s, même seul : parfois, des enterrements où il n’y a que le défunt et le prêtre, c’est les plus beaux. Il espère cependant que pour celles et ceux qui n’ont pas pu faire leurs adieux en raison de la jauge fixée à cinq personnes, on fera une célébration nationale d’adieux à nos chers défunts ; je dis bien « à Dieu », ça veut dire qu’on les a remis à Dieu : au revoir, on les reverra. La mort, il la côtoie au quotidien et face à face avec le Covid, il se dit à lui-même : « Si c’est l’heure, c’est l’heure » ; me donnant à Dieu, il se donne à moi aussi ; alors je n’ai pas peur de la mort ; puis le jour où le Seigneur vient nous cherche : Alléluia ! Pour Lina, mourir, on le peut chaque jour ; et dans mon métier, ça, on le sait, que la mort, elle n’a pas attendu le Covid ! L’abbé Marc n’avait lui non plus pas peur pour lui-même : Moi, j’avais le souci de mes parents, puis de mon frère, mes neveux, nièces, et de mes filleuls.
Finalement, c’est surtout l’absence du contact humain qui s’est fortement fait sentir. Écoutez, nous demande le rabbin,je ne cache pas que les personnes qui avaient besoin de nous sont venues chez moi, à la maison, toujours dans le cadre du respect des mesures. Il ajoute comme pour être clair : écoutez, il y a quelque chose de primordial dans le judaïsme, c’est la grande importance que nous accordons à la vie ; elle est au-dessus de tous les interdits, c’est la raison pour laquelle nous avons tout fermé. Ici, nous confesse l’abbé Jean, c’est un ministère de réconciliation ; comme tout le monde était invité à faire du télétravail, et que nous, nous confessions les gens en présentiel, et bien moi, je me disais, mais c’est peut-être bientôt la fin ; mais c’était aussi beau de se dire : « Si c’est la fin, on va être trouvé en tenue de service. On sera mort dans l’accomplissement de notre devoir ».
Dans un article du 14 novembre 2020, un journal local titrait « Le silence des Églises face à ce qui se passe est inquiétant », comme un renvoi à l’époque du Moyen-Âge où, selon l’historien Michel Grandjean, « les ecclésiastiques jouent un rôle prépondérant, parce que ce sont eux qui peuvent donner du sens [à la crise] ». Ce sens est souvent celui de la punition divine, comme le rappelle la pasteure Lina : Peut-être qu’il y a 100 ans, les églises auraient eu un message d’autorité qui aurait été « Dieu nous punit » ou « Dieu ceci, Dieu cela » ; il y aurait eu des espèces de déclarations un peu massives pour donner un sens à tout ça. Mais alors, comment les représentant·e·s religieux aujourd’hui interprètent-ils l’événement du Covid-19, et s’agit-il de lui donner un sens religieux ? S’il est un point sur lequel ils et elle s’accordent, c’est que Dieu n’a pas envoyé la pandémie, comme un énième fléau. L’abbé Marc l’affirme avec conviction : Si vous dites que c’est une punition de Dieu, je dis non tout de suite ! Selon lui, le rôle de Dieu n’est pas de punir : J’ai trouvé que Dieu était trop génial, il a été inspirant tout le long! On s’est dépassé comme jamais dans la charité, dans le souci de l’autre, moi je trouve que c’est génial ; je trouve que Dieu a été très inspirant pour moi qui croit en lui, et pour rien au monde je ne serais fâché avec lui durant cette pandémie. La pasteure Lina se refuse également à une interprétation de la pandémie comme fléau divin. En réponse à l’article de ce journal, elle s’insurge : Notre message ne se fanfaronne pas ! Peut-être qu’en situation de crise une religion nuancée c’est moins pratique, mais on a fait des tas de choses au service des gens ; ce ne sont pas des déclarations tonitruantes. La pasteure ne conçoit pas son rôle comme celui d’une autorité face à la société, mais vraiment comme celui d’un soutien à la communauté. Je ne me permettrais pas de dire ni que Dieu a voulu cette maladie, ni que ça n’a rien à voir avec lui, c’est pourquoi dit-elle s’être plutôt concentrée sur le service à la personne. Le rabbin David quant à lui, médite sur la pandémie. Pour lui, rien n’est dû au hasard, lequel n’existe pas pour l’homme de religion ; le mot hasard en hébreux se dit miqreh, composé de quatre lettres, mais dans ces quatre lettres, il y a deux lettres intermédiaires « rac » qui signifie « seulement », et « meashem » qui signifie « de Dieu » ; donc je ne peux pas attribuer cela au hasard ; bien entendu, Dieu a son message ; quel est-il ? Je laisse à tout un chacun de répondre à cette question. L’abbé Jean est pour sa part profondément ancré dans la tradition chrétienne et donne une interprétation rédemptrice de la pandémie : C’est une épreuve ; on ne peut pas dire que Dieu a envoyé ceci ; Dieu ne te veut pas de mal ; Dieu ne fait que nous aimer, mais il l’a au moins permise ; Je lie ceci, cette souffrance qui est mienne, en lien avec la pandémie, à la croix du Christ pour la Rédemption du monde. Selon lui, cette pandémie s’inscrit dans un plan divin plus large : J’aspire à un renouveau du monde entier ; je pense que ça va se faire, mais dans les douleurs de l’enfantement ; et une pandémie, c’est une douleur ; et il y en aura peut-être d’autre, je le crains.
Ces diverses interprétations nous font réfléchir, et nous sommes finalement plutôt surprises de constater que même à l’intérieur d’une même religion, les discours sont nuancés. Si les personnes rencontrées nous ont confié le sens religieux qu’ils et elle donnent à la pandémie, nous abordons maintenant leur point de vue personnel. Les abbés Marc et Jean, ainsi que la pasteure Lina valorisent une prise de conscience vis-à-vis de la société de consommation matérialiste dans laquelle nous vivons : Mais moi mon truc ça se résume en une expression : « Enlever le mot “courant”, il faut marcher ». Le problème, c’est qu’il y a la volonté de revenir aux affaires courantes, mais c’est le mot « courant » qui est affreux ; la société a été ralentie, mais les gens aspirent au retour des affaires courantes ? Pourquoi donc ?, s’interroge aussi l’abbé Marc. Pour l’abbé Jean, il s’agit d’une opportunité pour se détacher des biens matériels qui nous emprisonnent ; c’est dur, mais les épreuves m’ont aidé à me détacher. La pasteure Lina renchérit avec force : C’est pas possible de vivre dans une société où seuls quelques privilégiés peuvent s’en sortir, non ! Il faut cette recherche de « Comment est-ce que je contribue au bien de tous, ou pas ? ». Finalement, les représentant·e·s religieux·euses perçoivent le renforcement des liens sociaux comme LE point positif lié à la pandémie. L’abbé Marc ne cesse de rappeler la grande solidarité en place dans sa commune, qui s’est encore affirmée avec la pandémie : c’était impressionnant combien cette période a été favorable! Parce que nous, on demande aux gens de se reconnecter ; la religion c’est plutôt la relation à Dieu, mais aussi la relation à soi, relation aux autres, relation à la nature. Il nous raconte en souriant : Ici c’est une paroisse où tout le monde se soucie quand même les uns des autres, donc j’ai eu des gâteaux aux abricots qui sont arrivés devant la porte ; les gens ont beaucoup d’attention. La pasteure Lina dit avoir redécouvert non seulement le corps physique, avec la maladie, mais également le corps communautaire et l’importance du lien social, – de tout un coup se rendre compte que par notre corps, on fait partie du corps communautaire humain, c’était comme un frein à l’individualisme ! Cette maladie nous a ramené à la réalité du corps communautaire. Même ressenti pour le rabbin David, qui rappelle que nous avons tous été créés à l’image de Dieu ; le premier homme n’a pas été créé juif, ni musulman, ni chrétien, ni hindou, c’est un être divin qu’il faut respecter ; il faut donc porter grande attention à la dignité humaine.
Nos rencontres avec la pasteure Lina, le rabbin David et les abbés Marc et Jean nous ont beaucoup touchées. Par leurs discours – remplis de bienveillance et valorisant la solidarité comme valeur centrale de la religion quelle qu’elle soit – ils et elle ont su transmettre un message de paix et d’amour dans un contexte difficile. Nous les remercions pour leur temps et leurs paroles.
De mars à mai 2021, entre confinement et enseignements à distance, une classe de master de l’UNIL en sociologie de la médecine et de la santé a mené onze enquêtes au plus près du quotidien d’une variété de métiers, de communautés, de milieux. Les paroles recueillies composent la trame d’expériences partagées et de vécus intimes des événements, une lecture plurielle de leurs existences au cœur de la pandémie.
Un projet accompagné par Francesco Panese et Noëllie Genre.
Une enquête dans la communauté anthroposophique de Giulia Diletta Cammarata et José Revollo Patscheider
La thématique de l’automédication et des personnes qui utilisent des médicaments alternatifs pour se soigner en cas de maladie, a attiré notre intérêt et a favorisé notre immersion auprès d’un public partageant une conception anthroposophique de la santé. La médecine anthroposophique est un type de médecine alternative qui est né en Suisse et en Allemagne, et qui soutient le fait qu’il existe des liens étroits entre l’environnement, la nature, le corps et l’esprit. Selon les anthroposophes, l’être humain est en harmonie avec son environnement et de ce fait, la maladie du corps est liée avec l’esprit et la nature. Les médicaments anthroposophiques englobent des herbes naturelles, des huiles essentielles ainsi que des médicaments homéopathiques pour des soins sur la durée, ce qui va à l’encontre de la logique contemporaine qui prône l’effet immédiat d’un remède. Pour notre enquête nous nous sommes immergé·e·s tout d’abord dans l’environnement de travail d’Ester. Elle nous a fait part de son vécu et de ses impressions en cette année particulière. Notre curiosité piquée à vif, nous nous sommes dirigé·e·s vers l’école Rudolf Steiner. Située à la périphérie de Crissier, à l’abri de l’agitation de la ville et entourée par la nature, l’école donne ce sentiment d’être dans une communauté isolée. Il n’y a pas de grands bâtiments ou de constructions sophistiquées mais plutôt, dans l’esprit steinerien, des constructions de béton et de bois, une ferme et un magasin vendant des produits biologiques. Des personnes de cette communauté nous ont fait part de leur vécu de la pandémie, et surtout des tensions de différentes natures qu’elle a engendrées, des conceptions thérapeutiques à la vie quotidienne.
Ester, une femme de 50 ans, nous accueille dans son bureau à l’intérieur d’une des installations faites entièrement en bois. Médecin anthroposophe à l’école à mi-temps et généraliste en cabinet privé à environ 30%, elle nous raconte que c’est après avoir placé par hasard sa première fille à l’école Steiner qu’elle a découvert la pédagogie anthroposophique, découverte qu’elle a vécue comme une révélation. Elle a donc mis par la suite ses quatre enfants à l’école et s’est formée en médecine anthroposophique, tendance qu’Ester suivait depuis longtemps : je pratiquais déjà les fleurs de Bach, l’aromathérapie, la phytothérapie… dès mes études je savais que je ne serai pas un médecin classique on va dire.
Ester nous raconte que pendant la pandémie beaucoup de ses patient·e·s lui ont demandé des avis médicaux et elle a recommandé à tou·te·s de soutenir, de manière plus efficace, leur système immunitaire. Par les regards inquiets de ses patient·e·s, elle s’est rendu compte à quel point la couverture médiatique et la façon dont les images et les reportages ont exacerbé la peur du Covid. Elle souligne également qu’elle a eu beaucoup plus de patients lors du deuxième confinement car, en raison de la saison, les rhumes sont plus fréquents et, sans nommer spécifiquement le Covid, elle a toujours essayé de renforcer le système immunitaire en utilisant la médecine anthroposophique. Le renforcement du système immunitaire est un aspect qui ressort souvent auprès de nos trois autres interviewé·e·s, usagers et usagères des médecines alternatives, comme pour Céleste : Pour moi la maladie ce n’est pas du tout une maladie, c’est un point d’arrêt oui. Mais on parle de maladie thérapeutique ; j’ai l’impression que c’est aussi un aspect philosophique.
Ester raconte avec étonnement que jusqu’à l’été, elle n’avait pas de patient·e·s atteint·e·s par le coronavirus et que c’est lorsqu’on a commencé à produire les tests rapides qu’elle a connu une augmentation soudaine du nombre de patients, tous positifs au Covid! Mais, d’après son expérience, le traitement est toujours le même : selon elle, comme pour tout état fébrile, une bonne protection contre tout ce qui est viral (pas spécifiquement pour le coronavirus) consiste dans le repos, l’hydratation et laisser la fièvre faire son décours : la fièvre c’est pas une ennemie à abattre, c’est que le corps a perçu qu’il y a un danger et il monte son thermostat pour chauffer, chauffer et puis brûler, et puis combattre. Enfin, moi ça me paraît logique mais beaucoup de gens ont très, très peur de la fièvre.
Le même avis se retrouve chez Céleste, femme de 56 ans, enseignante à l’école primaire à 60% : la fièvre c’est quelque chose de passionnant parce qu’elle modifie notre système immunitaire et le renforce. Elle explique que si vous coupiez systématiquement la fièvre, vous empêcheriez votre système immunitaire de se déployer. Je l’ai vu avec mes enfants, chaque fois qu’ils ont eu une grosse maladie ils ont énormément grandi : ils se sont mis à marcher, à parler et à aller à vélo.
Même avis également chez Timothée, jeune valaisan de 23 ans qui a vécu ce moment de manière très particulière : le Covid a coïncidé avec mon changement de formation, et mon retour à habiter avec mes parents, en plus du fait que j’étais déjà en train de vivre un moment de grand changement personnel. Il explique : il est un peu à contre-courant de dire que dès que tu as quelque chose, une maladie, la tendance est de couvrir les effets sans se soucier de la cause du tout, prendre du Dafalgan afin de continuer à faire ce que on est en train de faire. Ce sentiment de non-compréhension agace Timothée qui poursuit : ce qui est vraiment erroné, parce que si tu as mal à la tête c’est parce que probablement ce que tu étais en train de faire à ce moment donné c’était pas une chose adaptée, et ton corps te rappelle de te soigner, de te reposer et de reprendre de l’énergie. La conception de la maladie, et plus particulièrement de la fièvre, comme réponse normale du corps, est répandue chez nos interviewé·e·s. Celle-ci peut néanmoins susciter des désaccords, voire des conflits auprès d’autres personnes ne partageant pas leurs conceptions.
Andres, mécanicien de 39 ans, prend du CDS (Chlorine Dioxide Solution) religieusement chaque soir depuis novembre de l’année passée pour soutenir son système immunitaire et prévenir les complications graves du Covid. Même si le CDS et d’autres médicaments à base de dioxyde de chlore sont considérés comme dangereux pour la santé selon l’Institut Suisse des produits thérapeutiques, Andres réaffirme sa position : le CDS est bon marché, on peut le faire facilement chez soi. C’est justement pour ça que les pharmacies le qualifient de dangereux, vu qu’il n’y a pas de profit pécuniaire. Il ajoute avoir constaté que les discussions liées au Covid peuvent séparer les gens. Il raconte une anecdote concernant ses voisins, avec lesquels il s’entendait très bien au départ, mais ils ne se parlent plus en raison de leur différend sur l’attitude face à la menace de la maladie : T’es du Real Madrid ou de Barcelone ; selon ton avis par rapport au Covid il faut être très prudent pour que ça ne te sépare pas des autres.
Timothée constate lui aussi qu’il y a une difficulté chez les autres à accepter une manière de se soigner différente de celles, plus diffusées et courantes, associées à la médecine moderne : C’est absurde pour moi, continue-t-il, l’idée que, du moment que tu as de la fièvre, il faut prendre tout suite un médicament pour la faire baisser.
Ester, divorcée depuis six ans et avec la garde alternée de ses quatre enfants, a également vécu des tensions avec son ex-mari concernant le soin de leurs enfants pendant la pandémie. Lui, très stressé selon elle, prenait toutes les précautions contre le Covid et pour elle c’était très dur : dès que chez moi ils avaient un peu mal à la gorge – en tout cas le petit – je n’avais pas envie de le tester! […] Donc je ne l’ai pas fait. Après il est passé chez le papa et j’ai reçu des messages incendiaires « mais t’es complètement folle ? Tu ne l’as pas fait tester ? ».
Céleste était habituée à passer ses journées seule à la maison quand son mari allait à travailler et les enfants allaient à l’école, je pense qu’on a tous eu une première semaine un peu bizarre, après on a tous profité de la situation pour vivre la vie ensemble d’une autre manière. En tant qu’enseignante, depuis le début de la pandémie, elle a arrêté de travailler : le 13 mars 2020, il n’y avait plus d’école pour tout le monde, pour elle comme enseignante ainsi que pour ses quatre enfants. Son mari, informaticien, a aussi tout de suite commencé à travailler à la maison : c’était difficile, surtout la relation de couple ! La joie de se quitter le matin et de se retrouver le soir. C’était le changement majeur pour elle, le fait qu’on était tous à la maison, je pense qu’au niveau de la relation de couple c’est quand même compliqué à gérer. Le fait qu’on soit ensemble tout le temps, tout le temps, tout le temps… tout le temps ! Elle explique que normalement elle passait un jour ou plus, seule à la maison, où elle se retrouvait libre – les moments de solitude sont quand même importants dans la vie. La pandémie a été pour elle inouïe : je pensais c’était une blague, le Covid-19. Elle n’avait d’ailleurs pas compris la situation : nous avons appris par notre directeur de l’école qu’il n’y avait plus l’école ; moi vraiment j’étais pas au courant, rien du tout. Je n’avais pas du tout suivi l’aspect médiatique, donc je ne connaissais pas du tout la gravité de la situation. Pour moi c’était un grand choc parce que je ne suis pas une personne qui suit l’actualité, au moins jusqu’à l’année dernière. Pas habituée à regarder la télévision, elle a dû dit-elle s’y réhabituer afin de rester au courant des nouvelles mondiales sur son évolution. Mais, une fois passé la période d’urgence, là j’ai de nouveau arrêté parce que pour ma santé mentale je préfère m’éloigner un peu de ce flux continuel d’informations.
Avec cette maladie inconnue, il est facile de critiquer a posteriori le travail des autres « ah bah ! au début de la pandémie le gouvernement a été trop sévère ». Timothée affirme n’avoir jamais voulu prendre la place de politiciens face à cette situation. Pour lui comme pour nous, citoyen·ne·s, il a été difficile d’admettre les restrictions : pour commencer, au tout début, je pense que le gouvernement a bien réagi et agi dans l’imposition des restrictions assez sévères, mais ensuite, avec leur persistance dans le temps, elles sont devenues des obligations que je n’appréciais pas trop. Selon lui, les restrictions sont maintenant trop strictes et créent des paradoxes. Timothée prend comme exemple le test PCR obligatoire pour aller en France ou en Italie, obligation qui pèse particulièrement sur les personnes ayant comme lui de la famille au-delà de la frontière.
Le cas de Céleste est différent. Elle habite à la campagne, avec des voisins très sympathiques, jeunes et qui ont des petits enfants. Pour contribuer à la réorganisation de leur travail domestique, elle a proposé à ses fils de garder les enfants des voisins. Mais cela fut loin d’être évident en ces temps perturbés : le troisième jour, le papa de ces enfants est venu vers nous et il nous a dit « mais en fait… vous touchez vos fils ? ». Et nous, on a clairement répondu oui ; il a alors continué : « mais vos fils touchent mes fils ! Eh bah, alors on peut faire l’apéro ensemble ! ». Quel événement exceptionnel a été pour Céleste ce retour à la socialisation induit par la pandémie avec son lot de sérénité : j’ai fait attention aux autres, surtout ceux qui ont un proche vieux ou obèse, mais si l’autre est tranquille, moi je le suis aussi.
Timothée a lui aussi apporté sa contribution en répondant aux nécessités du moment : il a travaillé comme contrôleur dans un supermarché durant la pandémie. Pour Ester, cependant, pas de grands changements : la nécessité de son travail de médecin lui a permis de continuer à travailler en s’adaptant à la situation.
Mais non, évidemment que je ne vais pas me faire vacciner, après tout ce que j’ai dit ! affirme Céleste, décidée. Il en va de même pour Timothée : Pour le moment non, clairement, en me basant sur les conseils de mon médecin, vu que je ne pense pas avoir les connaissances pour choisir moi-même. Andres non plus ne va pas se faire vacciner jusqu’à ce que le vaccin soit démontré comme étant sans danger. Il craint que les vaccins aient été trop vite fabriqués et vendus : il y a une phrase en allemand : « les voitures du lundi » ; ça veut dire que les premières voitures ont toujours des défauts, et en plus je ne suis pas une personne à risque, donc j’attends. Dans la communauté anthroposophique, la convergence des opinions sur le vaccin est le véritable ciment de la conversation. Moi je trouve que c’est pas du tout la bonne option le vaccin, ajoute Céleste. Il fait baisser notre système immunitaire, il va rendre la propagation d’autres futurs virus encore pire ! Timothée étaie son analyse : je pense qu’il vaut la peine de parler d’un aspect qui m’a étonné en négatif à savoir l’insistance des gouvernements à promouvoir la distance sociale, le port du masque tout le temps, etc., des arguments pertinents au début, surtout pour limiter la propagation du virus, ok, mais sur une longue période on a pas encore fait un raisonnement du type « comment on peut renforcer notre système immunitaire avec des trucs simples comme une alimentation saine, activité physique, être en plein air, prendre le soleil, etc. ». Ester a elle aussi des doutes par rapport au vaccin : la maladie fait partie de nous et nous avons les ressources pour nous défendre. Elle se demande prudemment : est-ce que vraiment la vaccination et tout ça c’est le juste chemin ? Je sais pas ; et se référant à Steiner elle ajoute : les gens angoissés, il faut les vacciner car ils n’ont pas les moyens de se défendre de la peur.
Pour Céleste, l’importance de renforcer le système immunitaire est, on l’a vu, un point clé à traiter, mais elle se dit surprise par un paradoxe que ces limitations ont maintenant mis en place. Elle raconte : le responsable a loué une grande salle, avec beaucoup d’espace. On a gardé toutes nos distances et on portait les masques. Moi je ne l’ai pas porté – les personnes me connaissent –, voilà, mais je me suis bien mis à distance ; et après, à midi, on a mangé tous ensemble sur une grande table. Céleste est choquée du fait que les gens respectent les règles de manière assez rigide, pour ensuite tomber en pleine contradiction. Elle ajoute agacée : il faut juste obéir ; les personnes portent les masques pas pour protéger leur grand-maman mais pour obéir !
Parmi les personnes interviewées, seule Céleste a attrapé le Covid, mais je n’ai pas fait le test parce que j’ai perdu mon odorat et mon médecin m’a dit que c’était forcément le Covid. Durant sa période de quarantaine, la relation avec sa famille s’est passée exactement de la même manière qu’auparavant, sans restrictions, comme partie de ses activités quotidiennes : j’allais marcher tous les jours, complètement à l’inverse des indications du médecin cantonal, comme quand elle a le rhume ou la toux – je marche deux fois de plus! Même durant cette période Céleste est restée sereine, dit-elle : quand j’ai eu le Covid, j’ai annulé mes rendez-vous, mais j’étais pas du tout inquiète, surtout que l’inquiétude abaisse le système immunitaire! Je me suis soigné avec des huiles essentielles, médicales anthroposophiques, l’argile et le repos ; mais je ne suis pas extrémiste : un jour j’ai pris un Dafalgan! J’ai déjà une vision assez holistique de la santé, on [son mari et elle] ne s’est jamais alarmé pour certaines maladies.
Cette tranquillité vis-à-vis de la situation est une caractéristique qui, de manière assez étonnante et inattendue, est partagée par nos trois interviewé·e·s.
Au-delà des complications économiques et sociales, la pandémie a mis le système de santé au défi de trouver des solutions et de promulguer des mesures pour contrer un virus alors largement inconnu. Les personnes que nous avons rencontrées ne partagent pas la même vision de la santé et des manières de la conserver. Leur voie alternative leur a permis selon elles et eux de maintenir un état de calme au sein de la tempête provoquée par la pandémie. L’accent mis par chacun·e sur différents aspects, du rapport au corps et à la maladie aux dimensions relationnelles de la vie quotidienne, témoignent à leur manière de la coexistence d’une diversité de conceptions, de pratiques et de comportements dans une situation sanitaire et sociale partagée. Leur volonté de self-care s’est pourtant trouvée en confrontation avec les orientations et mesures gouvernementales, ce qui a pu parfois leurs valoir une forme de rejet. Cependant, malgré la pression sociale ressentie et exprimée, nos interviewé·e·s maintiennent leur mode de vie et nous donnent l’occasion de réfléchir à la relation complexe entre la santé publique et la santé personnelle.
De mars à mai 2021, entre confinement et enseignements à distance, une classe de master de l’UNIL en sociologie de la médecine et de la santé a mené onze enquêtes au plus près du quotidien d’une variété de métiers, de communautés, de milieux. Les paroles recueillies composent la trame d’expériences partagées et de vécus intimes des événements, une lecture plurielle de leurs existences au cœur de la pandémie.
Un projet accompagné par Francesco Panese et Noëllie Genre.