Travail – Viral https://wp.unil.ch/viral Les multiples vies du COVID-19 Mon, 28 Aug 2023 11:47:45 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.2 Méfiance vaccinale : le cas des infirmier·ère·s. Partie 2 : tensions et dimensions morales https://wp.unil.ch/viral/mefiance-vaccinale-le-cas-des-infirmier%c2%b7ere%c2%b7s-partie-2-tensions-et-dimensions-morales/ Thu, 24 Aug 2023 08:15:00 +0000 https://wp.unil.ch/viral/?p=2050 Expériences de la pandémie
Lors du cours-séminaire « Sciences sociales de la médecine et de la santé » qui s’est déroulé en 2022/23 à l’UNIL sous la houlette de Laetitia Della Bianca, Céline Mavrot et Francesco Panese, une classe de master de l’UNIL en sociologie de la médecine et de la santé a mené des enquêtes au plus près du quotidien d’une variété de métiers, de communautés, de milieux autour de la thématique cruciale des vaccins. Les paroles recueillies et/ou les problématiques abordées composent la trame d’expériences partagées et/ou de vécus intimes en lien avec cette problématique.

Une enquête de Séverine Bochatay et Jean-Pierre Pavillon

Dans une première partie, nous avons tenté d’explorer les raisons générales conduisant des infirmièr·e·s à refuser le vaccin contre la COVID-19. Nous avons tiré un parallèle entre ces raisons et celles de la population générale, en soulignant que les personnes interrogées se référaient souvent au savoir que leur apportait leur profession pour justifier un refus vaccinal.

Dans cette seconde partie, nous cherchons à comprendre quelles tensions le refus vaccinal des infirmières interrogées a pu provoquer avec la hiérarchie. En effet, dans un entretien livré au journal Le Temps en mai 2021, Inka Moritz (directrice générale de la Haute École de santé Vaud) déclarait « Une infirmière qui ne se vaccine pas, c’est une pilote qui refuse de monter dans l’avion. » (Skjellaug, 2021) Notre hypothèse était donc que la hiérarchie avait poussé pour la vaccination, en insistant particulièrement sur les questions morales relatives à la protection des patient·e·s pour motiver celle-ci.

« Ce que j’ai apprécié en Suisse, c’est cette liberté de choix. » – Océane

Comment réussir à convaincre si le problème est la rapidité du développement du vaccin ? Pour Mx. J. l’important était de favoriser la discussion. Il-elle invitait régulièrement les personnes hésitantes à consulter leur médecin traitant, pour avoir une discussion plus sereine, permettant de répondre aux questions de chacun·e. Pourtant, il est assez probable que cela n’ait pas convaincu en masse. Dans le cas d’Emma, une rencontre avec un·e infectiologue avait été proposée pour qu’il-elle réponde à d’éventuelles questions, ce qui ne l’a pas intéressée. Ses autres collègues non vacciné·e·s avaient également eu cette possibilité, mais elle ne croit pas que cela les ait convaincu·e·s. Mx. J. était d’ailleurs conscient·e que l’opposition de certain·e·s au vaccin COVID était « viscérale » comme il-elle le formulait, et qu’il n’y aurait pas de moyen de les convaincre. En revanche, dans sa gestion du personnel hospitalier au centre de vaccination, il-elle nous explique : « Je ne pouvais pas accepter que des gens ici vaccinent, alors qu’ils n’étaient pas vaccinés. » Le personnel réticent était donc orienté vers un autre service.

Les infirmières que nous avons interrogées n’ont quant à elles jamais eu à se réorienter dans un autre service. Elles nous ont toutes expliqué que différents aménagements avaient été mis en place par les responsables pour leurs permettre de continuer leur travail. Des tests poolés étaient organisés par les différentes institutions, également dans les écoles, comme nous a l’expliqué Mx. D. Toutes nos intervenantes ont apprécié ces solutions mises à leur disposition. Océane se rappelle :

« Donc c’est vrai que ça restait une contrainte, mais une contrainte accessible, pas quelque chose… Enfin, moi j’ai eu cette inquiétude qu’à un moment donné la contrainte soit telle qu’on ne puisse plus dire non. Et ça n’a pas été le cas. »

La crainte de l’obligation vaccinale était bien présente. Surtout qu’en France la vaccination des soignant·e·s était obligatoire, et que celle-ci a également été discuté en Suisse (Kottelat, 2021, Revello, 2021). Les infirmières rencontrées étaient donc toutes plutôt reconnaissantes, et n’ont pas fait état de tensions avec la hiérarchie, ce que leur refus aurait pu provoquer.

« On est un peu jugées malheureusement, alors que dans notre métier le jugement n’a pas sa place. » – Chloé

Bien que dans les service médicaux la hiérarchie semble avoir respecté le choix du refus vaccinal, les deux infirmières encore en formation ont ressenti une forte pression de la part de leur école : le-la directeur·trice avait envoyé une lettre aux personnes non-vaccinées. Pour Jade : « C’était limite presque une menace. Moi je l’ai perçu comme ça. C’était une menace bien forte, une lettre bien adressée pour qu’on se vaccine. » Elle nous raconte que certain·e·s élèves avaient pris rendez-vous avec le-la directeur·rice pour que leur choix soit plus respecté, sans que cela n’aboutisse. Les deux amies ont ressenti un jugement très fort de la part de leur entourage, et leur soutien mutuel, ainsi que celui d’autres personnes non-vaccinées (notamment grâce à un groupe WhatsApp d’élèves de leur école refusant la vaccination contre la COVID) a été primordial pour elles. Le vocabulaire de la résistance est récupéré par ces deux intervenantes. Par exemple, Jade nous dit :

« Déjà là je m’étonne d’avoir résisté. Je me dis que c’est peut-être aussi parce que j’ai vécu avec des gens qui n’étaient pas vaccinés non plus et que ça m’a conforté dans mon choix et que ça m’a soutenue. Si je n’avais pas eu ce soutien, j’aurais peut-être cédé. »  

Elles s’accordent à dire que dans leur stage elles ont ressenti beaucoup moins de pression de la part des supérieur·e·s. Les autres infirmières rejoignent ce constat, et comme nous l’explique Chloé, le jugement ne vient pas des supérieur·e·s hiérarchiques, mais plutôt des collègues : « Enfin, il y a quelques mois, il y a eu un jugement sur un patient qui était là, pas vacciné, et qui a eu la COVID. » Ainsi le jugement ne se fait peut-être pas directement sur les soignant·e·s mais des remarques sur les patient·e·s peuvent également être difficiles à supporter. Surtout que les infirmières avec lesquelles nous avons parlé se présentent comme des personnes qui elles-mêmes ne jugent pas.

L’entourage familial peut également être une source de tension. La situation de Chloé est un peu particulière à cet égard :

« Alors moi, j’ai une tante et un cousin qui sont médecins. Ils sont à fond sur ça, mais ils ne savent pas me donner la raison pour laquelle ils sont à fond dans le vaccin. Ils disent qu’il faut faire confiance à la science. »

Par ailleurs, aucune autre infirmière n’a éprouvé de difficulté particulière dans ses rapports aux médecin·es. Selon l’étude d’Unisanté, presque 90% des médecin·e·s étaient complétement vaccinés, et 73.4% des infirmier·ère·s. Lorsque nous demandons aux intervenantes si elles ont des hypothèses pour expliquer cette différence de taux, la plupart ne savent pas. Inès propose une explication : « J’ai l’impression que, dans les lieux de stage et dans les milieux hospitaliers, il y a beaucoup de médecins qui font les choses sans se demander pourquoi ils le font. »

Lors de notre entretien, Mx. D. avait évoqué le fait que la profession infirmière essaie de s’émanciper, de ne plus être des auxiliaires des médecin·e·s qui simplement « obéissent ». Pourtant, mise à part leur affinité avec les médecines alternatives – qu’elles ne thématisent toutefois pas comme un désir d’émancipation – aucune référence à une volonté d’affirmer une identité particulière de la profession infirmière n’a été faite par les personnes interrogées. Chloé revient cependant sur l’importance d’une collaboration entre les deux professions pour une meilleure prise en charge des patient·e·s. Elle ajoute :

« On a cette chance là que c’est vrai que nos médecins […] ont confiance en nous, et ils nous laissent quand même bien travailler en prenant des initiatives, mais avec les médecins assistants c’est plus compliqué. »

Ce ne sont pourtant pas des éléments suffisants pour confirmer notre hypothèse du refus de la vaccination comme l’affirmation d’une identité propre à la profession d’infirmière.

« Le taux de contagion est diminué, mais il est quand même présent. » – Emma

La vaccination du personnel soignant a pu apparaître comme un enjeu majeur pour endiguer la crise du coronavirus, en témoigne le fait qu’une étude dédiée à cette question ait été menée par Unisanté. Pourtant, pour les infirmières interrogées, travailler dans les soins n’est pas une raison suffisante pour accepter la vaccination. Comme le souligne Emma : « Ce n’est pas parce qu’on est dans un métier de la santé que l’on va suivre tout ce qui se fait dans le domaine médical. »

C’est également une critique que fait Océane : « Y a aussi ce côté, l’infirmière n’est pas traitée à la même enseigne que les autres. » Se pose ainsi la question de ce à quoi doivent consentir les soignant·e·s pour exercer leur métier. Les infirmier·ère·s ont déjà assuré un rôle fondamental dans ces périodes de crise, et celui-ci a été reconnu par la population, à la fois au travers des applaudissements de 21h et par le soutien à l’initiative pour les soins infirmiers lors du vote de novembre 2021 (Wicky, 2021). Une vaccination obligatoire, telle qu’elle le fut en France, peut être vue comme une injonction à un sacrifice supplémentaire. Alors que certain·e·s responsables telles que Mx. J. se positionnent clairement en faveur d’une obligation vaccinale contre la COVID pour le personnel soignant, dans l’idée que la « responsabilité c’est de protéger les patients », d’autres se montrent plus modéré·e·s. Mx. D. nous explique :

« Dans la profession infirmière, on doit donner l’exemple, donc nous, on doit être exemplaires. Il y a ce mélange entre qui je suis dans la vie professionnelle, et mes convictions intimes personnelles. On n’est plus des bonnes sœurs, on a une vie. On peut ne pas être d’accord et on n’obéit pas juste uniquement. »

Ainsi, lors de nos entretiens, l’argument que nous avancions en termes de protection des patient·e·s était rapidement balayé par les intervenant·e·s. Comme l’explique Océane : « J’estimais qu’avec les gestes barrières je protégeais déjà cette population. » Une autre manière d’éviter l’accusation d’égoïsme était de rappeler que ses collègues ne l’avaient pas fait particulièrement par un souci de l’autre, mais que bien souvent les raisons de la vaccination étaient pour partir en vacances, ou aller au restaurant.

Dans tous les cas, au vu des entretiens que nous avons menés, il semble peu probable qu’une obligation vaccinale soit un moyen de convaincre les réticent·e·s. Même si certaines ont affirmé lors des entretiens que dans une telle situation elles hésiteraient à changer de métier, cela reste une chose à laquelle elles préfèrent ne pas penser. Si elles devaient se vacciner sous la contrainte, ce serait selon nous une source de tensions dans les équipes et surtout, cela ne les convaincrait pas du bien-fondé scientifique de la vaccination. De plus, nous avons pu remarquer qu’insister sur la vaccination comme un devoir moral n’est pas plus efficace, et au contraire pourrait même être contre-productif. Comme l’explique Rosenfeld et Tomyiama (2022) :

« Intuitivement, le fait de blâmer les personnes qui évitent de se faire vacciner contre le COVID-19 peut sembler une stratégie efficace pour créer des normes morales prescriptives qui incitent à se faire vacciner. Pourtant, les gens se mettent facilement sur la défensive lorsqu’ils sentent que leur image morale est menacée. »

Conclusion

Le but de notre recherche était de comprendre les motifs de refus du vaccin chez le personnel infirmier. L’analyse des entretiens avec les infirmières rejoint les résultats de l’étude d’Unisanté sur le personnel des hôpitaux vaudois : les motivations sont souvent le manque de recul, la trop grande rapidité du développement du vaccin contre la COVID, les inconnues sur la technologie ARN, le sentiment de ne pas courir de risque à titre personnel et celui de ne pas faire courir de risque aux patient·e·s en appliquant les gestes barrières. Les théories complotistes étaient quasiment absentes, comme dans l’étude Unisanté. En revanche, les thèmes de la grossesse et de la crainte de l’infertilité, très présents dans cette étude, n’apparaissaient qu’en filigrane dans nos entretiens.

L’idée qu’une motivation spécifique aux infirmièr·e·s pourrait être l’affirmation d’une identité professionnelle et les rapports hiérarchiques parfois difficiles avec le corps médical a été soutenue par Mx. D. Dans les entretiens avec les infirmières, cette problématique était présente mais n’était pas explicitement invoquée comme ayant influencé leur choix de refuser le vaccin. En conclusion, nous avons pu observer que les arguments mobilisés pour justifier un refus vaccinal chez les infirmières sont proches de ceux de la population, bien que certains éléments propres à leur pratique étaient leur discours. Ceux-ci peuvent être des témoignages rapportés par leur patient·e·s, des observations qu’elles-mêmes ont pu faire de personnes atteint·e·s de la COVID-19, ou des éléments appris pendant leur formation. L’abandon très rapide des mesures de prévention au printemps 2022, justifié par le changement de comportement du virus, a souvent été ressenti comme une preuve de l’incohérence des politiques sanitaires et une confirmation de l’inutilité du vaccin. En revanche, comme les infirmières interrogées n’étaient en principe pas opposées aux vaccins « historiques », si la vaccination contre la COVID-19 devenait à nouveau un enjeu majeur dans le futur, nous pouvons supposer que celles-ci pourraient être convaincues par des arguments scientifiques encourageants.

Bibliographie

Sources primaires

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Sources secondaires

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Méfiance vaccinale : le cas des infirmier·ère·s. Partie 1 : Les raisons de la méfiance https://wp.unil.ch/viral/mefiance-vaccinale-le-cas-des-infirmier%c2%b7ere%c2%b7s-partie-1-les-raisons-de-la-mefiance/ https://wp.unil.ch/viral/mefiance-vaccinale-le-cas-des-infirmier%c2%b7ere%c2%b7s-partie-1-les-raisons-de-la-mefiance/#respond Thu, 24 Aug 2023 08:00:00 +0000 https://wp.unil.ch/viral/?p=2027 Expériences de la pandémie
Lors du cours-séminaire « Sciences sociales de la médecine et de la santé » qui s’est déroulé en 2022/23 à l’UNIL sous la houlette de Laetitia Della Bianca, Céline Mavrot et Francesco Panese, une classe de master de l’UNIL en sociologie de la médecine et de la santé a mené des enquêtes au plus près du quotidien d’une variété de métiers, de communautés, de milieux autour de la thématique cruciale des vaccins. Les paroles recueillies et/ou les problématiques abordées composent la trame d’expériences partagées et/ou de vécus intimes en lien avec cette problématique.

Une enquête de Séverine Bochatay et Jean-Pierre Pavillon

Un virus prévu, mais inattendu

Depuis plusieurs années les spécialistes en maladies infectieuses et les épidémiologistes prédisaient une prochaine pandémie. Ils l’imaginaient comme une mutation majeure du virus de la grippe ou, scénario catastrophe, comme une fièvre hémorragique de type Ebola. Finalement, c’est un coronavirus proche du SARS (syndrome aigu respiratoire sévère responsable d’une épidémie en Asie du sud-est en 2002-2003) ou du MERS (infection à coronavirus éteinte spontanément en 2012 au Moyen-Orient) (Schäfer-Keller, Schaffert-Witvliet, 2021), qui a émergé et a pris de court l’ensemble de la communauté scientifique par son comportement et sa transmissibilité atypiques.

Durant les premiers mois de la pandémie, les gouvernements et les autorités sanitaires ont dû prendre des décisions malgré des connaissances lacunaires, et ont eu des attitudes contradictoires, par exemple sur le port du masque (Hassenteufel, 2020, Zielinska, 2021). La pandémie a induit une ère d’incertitude, de doute et d’insécurité. Dans ce contexte, la mise au point très rapide d’un vaccin, développé grâce à une technologie éprouvée dans d’autres domaines, mais nouvelle dans celui des maladies infectieuses, a suscité une méfiance au-delà du cercle des personnes opposées aux vaccins en général.

Alors que la vaccination du personnel soignant apparaît comme un enjeu central de la lutte contre la COVID-19 (Skjellaug, 2021, Kottelat, 2021), le personnel des institutions médicales a pu se montrer réticent. Ce fut notamment le cas en France où les soignant·e·s sont descendu·e·s dans la rue pour contester l’obligation de vaccination pour le personnel. Dans un article paru en 2020, Katrine Habersaat et Cath Jackson posaient l’hypothèse que le niveau d’éducation influençait l’attitude des individus face à la vaccination (2020 : 34). La question du vaccino-scepticisme chez le personnel soignant devient donc particulièrement intéressante, étant donné que c’est lui qui est le plus formé sur ces questions.

© Pierre Larrieu / Hans Lucas / AFP

Lors des campagnes de vaccinations précédentes, par exemple contre la grippe A H1N1, il avait été observé que les infirmier·ère·s se vaccinaient beaucoup moins que les médecin·es (Boyeau et al., 2011), des clivages qui semblent également apparaître dans le cas de la COVID-19 (Guimier, 2021). Ainsi, et ce malgré leur haut niveau de formation, des infirmier·ère·s se retrouvent à l’écart de la pensée majoritaire du corps médical. Dans Sorcières, Sages-Femmes et Infirmières, publié pour la première fois en 1973 aux États-Unis, et réédité plusieurs fois depuis, les militantes féministes Barbara Ehrenreich et Deidre English, explorent la manière dont les femmes ont été exclues du champ médical. De manière un peu provoquante, elles dressaient ce constat :

« L’ensemble des infirmières ne constitue que du personnel « auxiliaire » par rapport au médecin. Depuis l’aide-infirmière, dont les tâches serviles sont dictées avec une précision « industrielle », jusqu’à l’infirmière qui transmet les ordres du médecin, tout ce personnel féminin en uniforme constitue une armée de servantes aux ordres des professionnels mâles. » (2018 : 16)

Ces observations sur le rôle des infirmier·ère·s peuvent nous questionner sur la place actuelle de cette profession dans les systèmes de santé. D’une certaine manière celle-ci conserve son actualité : ces dernières années, de nombreux articles ont été publiés pour appeler à une plus grande collaboration entre médecin·e·s et infirmier·ère·s (Gerber et al., 2018), bien que dans les faits la hiérarchie reste pesante (Brocard, 2019).

Le but de ce travail sera donc d’étudier les raisons invoquées par des infirmier·ère·s suisses romands méfiant·e·s par rapport au vaccin contre la COVID-19, et comment cette méfiance a été gérée par les responsables de différentes institutions de santé. En se fondant sur la littérature précédemment citée et sur l’expérience professionnelle de l’un d’entre nous, nous formulons l’hypothèse que l’affirmation d’une identité différente de celle des médecins et d’une vision de la santé plus centrée sur le patient que sur la maladie pourraient expliquer un tel refus.

Notre étude a été menée par une étudiante en master en humanités numériques et un auditeur, médecin retraité. Elle se fonde sur des entretiens semi-directifs abordant les questions de refus vaccinal avec des infirmières qui ont refusé le vaccin contre la COVID-19, que nous avons contacté en demandant à des connaissances infirmières si certaines de leurs collègues avaient refusé cette vaccination et accepteraient de nous en parler. Nous avons également interrogé des personnes qui forment ou encadrent la profession infirmière (désignés ci-dessous comme « responsables »), pour savoir si le refus vaccinal avait été un problème. Préalablement, nous avons utilisé les résultats d’une enquête menée par Unisanté (Centre de médecine communautaire du canton de Vaud) sur la vaccination chez le personnel des hôpitaux vaudois (étude non publiée, 2021).

Profils

Infirmières

Chloé est infirmière dans un hôpital valaisan en soins continus depuis son arrivée en Suisse, il y a quelques années. Elle a effectué sa formation en France, et y habite toujours. Elle est âgée de 27 ans. Elle aime beaucoup son métier, qu’elle considère comme une vocation.

Emma est infirmière depuis 2015 après une courte période dans un hôpital, elle se tourne vers les soins à domicile et commence à travailler dans un CMS. En 2021, elle rejoint le CMS d’une ville valaisanne. Elle a également effectué sa formation en Valais. Ne sachant pas très bien quel métier elle voulait faire, elle a d’abord effectué une formation d’employée de commerce.

Océane, 43 ans, a emménagé en Suisse peu avant le confinement pour rejoindre son compagnon de l’époque. Ils se sont séparés durant la crise du COVID et elle pense retourner en France plus tard, cependant elle refusera d’y travailler en tant qu’infirmière. Elle travaille dans une unité d’intervention mobile en psychiatrie dans un hôpital intercantonal.

Inès est originaire du Valais et est âgée de 21 ans. Elle étudie les soins infirmiers dans une école vaudoise et terminera son bachelor cette année. Durant son cursus, elle a effectué sept stages dans des milieux médicaux divers, dont certains pendant les vagues de COVID.

Jade est une camarade de classe et amie d’Inès. Toutes deux ont décidé de participer à l’entretien ensemble à la fois pour des raisons organisationnelles, mais surtout pour se soutenir, comme elles le font toujours quand il est question de refus vaccinal. Jade a 24 ans et est originaire du Valais.

Responsables

Mx. J. est actuellement directeur·rice des soins communautaires dans un important hôpital régional romand. Il-elle est infirmier·ère-anesthésiste de formation. Durant l’épidémie de COVID-19, il-elle a été responsable du centre de tests et de vaccination de cet hôpital.

Mx. D. est un·e cadre supérieur·e d’une école d’infirmèr·e·s romande. Il-elle a travaillé dans plusieurs institutions de santé de Suisse romande et n’est à son poste actuel que depuis quelques temps. A son arrivée, les mesures anti-COVID étaient déjà en place.

« Leur métier ne les a pas protégées. » – Mx. J.

En juillet 2020, Unisanté a conduit une enquête quantitative auprès du personnel d’institutions hospitalières du canton de Vaud. Malgré le fait que ces résultats n’aient pas (encore) fait l’objet d’une publication, nous y avons eu accès grâce à l’un·e des chercheur·euse·s ayant travaillé sur cette étude. Parmi les participant·e·s, 73,4% d’entre-eux et elles étaient entièrement vacciné·e·s contre la COVID-19, ce qui correspondait à ce moment à deux doses de vaccin, ou une dose et une infection. Les personnes non-vaccinées avaient la possibilité d’indiquer librement les raisons de leur refus. L’analyse textuelle des 328 réponses à cette question ouverte révèle sept classes thématiques :

  • Le manque de savoir par rapport aux effets à long terme
  • Le développement trop rapide du vaccin
  • La peur d’affaiblir le système immunitaire
  • Une infection passée à la COVID
  • Pas de risque perçu de développer une forme grave de la maladie
  • L’efficacité de l’application de gestes barrière

Si ces différentes catégories sont souvent liées les unes aux autres, une dernière est sémantiquement à part. Il s’agit des risques perçus pour une grossesse (en cours ou envisagée).

La population interrogée étant restreinte, il n’est malheureusement pas possible d’extraire uniquement les réponses des infirmier·ère·s de cette enquête d’Unisanté, mais comme nous le verrons dans la suite de ce travail, ces thématiques sont souvent mobilisées par nos répondant·e·s. Dans l’ensemble, il est intéressant de constater que les motivations évoquées ici pour refuser la vaccination contre la COVID-19 des professionnel·le·s de santé diffèrent globalement peu de celles de la population générale selon le/la chercheur·se avec qui nous avons été en contact. Cette personne souligne pourtant que les références au complotisme sont bien moins fréquentes dans les réponses du personnel hospitalier que dans la population générale. Pour Sébastien Dieguez et Laurent Cordonier (2021), les théories du complot « expliquent les malheurs du monde […] par des récits mettant en scène des acteurs aux intentions malveillantes. » Certes, les infirmières que nous avons interrogées ne font pas référence à de tels acteurs, pourtant nous pouvons quand même nuancer ce résultat, car nous avons pu remarquer que certaines de nos intervenantes adoptaient un argumentaire proche de celui observable dans les sphères complotistes telles que l’a décrit Anthony Mansuy dans un entretien pour le média Blast (Robert, 2022). C’est notamment le cas d’Océane qui nous a mentionné avoir réussi à faire soigner un membre de sa famille par le docteur Raoult.

Cette continuité entre les raisons de la non-vaccination dans la population générale et chez les soignant·e·s a également été observée par Mx. J. Lors des procédures de dépistage de la COVID, il-elle essayait d’effectuer le test lui-elle-même si il-elle savait que la personne était un·e professionnel·le de la santé. Il-elle essayait ainsi d’instaurer un dialogue avec la personne non-vaccinée. Dans ce cadre-là, il-elle a constaté que les motifs d’un refus qui revenaient fréquemment étaient la rapidité du développement du vaccin, la peur de s’injecter un tel produit, ou l’impression de ne pas être un danger (grâce aux gestes barrière). La référence à la liberté de choix était également récurrente. Il-elle affirme que les soignant·e·s n’avaient en réalité « pas plus d’arguments contre le vaccin que le reste de la population ». Il-elle considérait ainsi ces discours comme en partie irrationnels Pour lui-elle, les infirmier·ère·s ne font pas figure d’exception face aux questionnements auxquels nous avons sûrement tous été confronté lors de cette crise, et cela malgré leur haut niveau de formation en santé : « Elles étaient désécurisées comme les autres. Le métier ne les a pas protégées. »

L’expérience des infirmières

Plusieurs auteur·e·s ont parlé d’« infodémie » en ces temps de crise. En 2020, plusieurs organisations internationales (dont l’OMS) ont conjointement publié une déclaration intitulée « Gestion de l’infodémie sur la COVID-19 » (OMS et al. 2020). Dans celle-ci, l’infodémie est définie comme :

« Une surabondance d’informations, tant en ligne que hors ligne [qui] se caractérise par des tentatives délibérées de diffuser des informations erronées afin de saper la riposte de santé publique et de promouvoir les objectifs différents de certains groupes ou individus. »

Dans Textes anticartésiens (1877), Charles S.Pierce consacre un chapitre à la manière dont se fixe la croyance, c’est-à-dire à comment nous choisissons de croire une théorie plutôt qu’une autre lorsque nous avons un doute. Il insiste particulièrement dans ce texte sur le rôle du doute, qui agit comme un moteur pour déclencher un raisonnement aboutissant à une croyance. Pour lui, ce raisonnement sera bon s’il parvient à « une conclusion vraie tirée de prémisses vraies » (p.270). Lors d’une pandémie, durant laquelle les expert·e·s et les autorités eux-mêmes parfois se contredisent, savoir quelles sont les prémisses vraies devient particulièrement complexe, surtout s’il l’on considère l’infodémie qui double ces discours. Trouver des informations est une difficulté dont nous a fait part Océane :

« Parce qu’en fait quand c’est comme ça, vous êtes tellement noyé d’informations qui viennent de toutes parts : des gens pour, des gens contre. Je me suis dit, que peut être dans la revue scientifique, au moins j’aurai des éléments un petit peu plus fiables. »

L’enjeu, dans une telle situation, se situe plutôt dans la relation de confiance envers les institutions. Dans une analyse pour AOC media, Pierre-Michel Menger (2021) soulignait justement que la confiance était un enjeu majeur de cette crise. A un moment où les vaccins commençaient tout juste d’être administrés à la population (janvier 2021), il remarquait déjà des méfiances ; pourtant, il prédisait : « si le ou les vaccins font effectivement leur œuvre, une situation nouvelle s’ouvrira. Les incrédules et les défiants pourront bien douter, la caravane de la recherche avancera, et celle du processus de vaccination aussi ». Si, dans ce laps de temps, beaucoup de personnes méfiantes ont décidé de se faire vacciner, les infirmières que nous avons interrogées étaient sûres de leur choix de ne pas le faire.

En quoi nos intervenantes ont-elles confiance, et de quoi se méfient-t-elle concrètement ?

« Là, à 27 ans, j’ai confiance en mon corps » – Chloé

Selon le site de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), les personnes considérées comme vulnérables face à la COVID-19 sont les femmes enceintes, les adultes atteints de la trisomie 21, les adultes atteints de certaines maladies chroniques, et les personnes âgées. Il est expliqué que « le taux d’hospitalisation augmente à partir de 50 ans. »  Ainsi, nos intervenantes ne font a priori partie d’aucune de ces catégories, et elles-mêmes ne se considèrent pas comme étant à risque. Souvent, elles font référence à leur jeunesse, ou à leur immunité naturelle. Par exemple, Emma nous dit : « Je suis quelqu’un qui est en bonne santé, je peux favoriser mon immunité naturelle sans avoir besoin de faire le vaccin. » Elles comprennent d’ailleurs que des personnes à risque fassent le vaccin. Inès nous explique que toute une partie de sa famille est vaccinée et elle précise : « Ce que je pouvais comprendre et ce que je respectais parce que c’étaient des personnes à risques. »

Cette confiance en leur immunité naturelle est aussi à mettre en lien chez certaines de nos intervenantes avec la volonté assumée de contracter la maladie plutôt que de se vacciner. En fait, la gravité de la maladie et l’efficacité du vaccin sont toutes deux sous-considérées, parfois du fait même de leur expérience du contact avec des personnes malades. C’est le cas de Chloé qui, dans son travail aux soins intensifs a dû soigner des personnes jusqu’à triplement vaccinés, et même si elle avoue que celles-ci avaient des comorbidités, il s’est agi d’une expérience suffisante pour qu’elle remette en cause la nécessité de se vacciner.

Cela ressort également dans une question que nous pose Océane : « est-ce qu’on est sûr que le vaccin évite les cas graves ? » Dans une lettre de réponse au collectif Réinfosanté qui s’inquiétait de la vaccination des femmes enceintes, publiée sur leur site, le chef d’obstétrique du CHUV David Baud écrit : « Cependant, aux hypothétiques effets inattendus du vaccin encore méconnus, vous n’opposez pas le risque du virus lui-même. » Nos intervenantes semblent effectivement ne pas considérer les risques de la maladie elle-même.

Océane s’oppose clairement au vaccin, alors que les autres se considèrent plutôt comme neutres. Elle ne considère pas avoir milité contre celui-ci, mais elle nous explique qu’ils en ont régulièrement parlé en famille. Peu après la première dose du vaccin anti-COVID, son père, atteint d’un cancer, voit son taux de globules augmenter. Pour elle, la cause est forcément du côté du vaccin :

« Mais voilà, moi sur le coup, j’ai vu qu’il avait fait ce vaccin, j’ai tout de suite eu peur, et j’ai eu cette réaction, « papa s’il te plaît retourne pas faire la 2e dose ». On n’était pas d’accord, mais ce sont des gens adultes et responsables. »

Océane est aussi l’aînée des intervenantes. Bien qu’elle n’ait pas l’âge d’être considérée comme vulnérable, elle est néanmoins sujette à quelques soucis vasculaires. Ce qui pourrait être une motivation pour faire le vaccin, devient au contraire chez elle une raison de plus de s’en méfier : elle pense que les vaccins peuvent avoir des effets indésirables sur le système cardio-vasculaire. En se référant à une étude qu’elle a lue, elle nous explique que les anticorps contre la protéine spike développés lors de la vaccination provoqueraient des insuffisances cardiaques à partir de la huitième dose. Bien qu’il ne soit pas question d’un tel nombre de doses, cela remet également en cause le bien-fondé de cette vaccination à ses yeux.

Un élément ressort de sa position qui semble récurrent dans la rhétorique des personnes qui s’opposent au vaccin, la référence à « une » étude ou à « un » médecin. Comme Océane l’a également fait un peu plus tôt dans l’entretien :

« J’ai lu des études sur un Monsieur qui fabrique le vaccin de la grippe depuis 40 ans. J’imagine qu’un Monsieur qui est directeur de je ne sais quoi qui fabrique un vaccin depuis 40 ans sait quand même de quoi il parle. »

Concrètement, elle ne nous a pas expliqué quelles étaient les conclusions de cette étude, mais nous pouvons imaginer que celle-ci s’opposait à la vaccination. Océane est peut-être également l’infirmière avec qui nous avons parlé qui essayera le plus d’appuyer son discours avec des éléments qu’elle considère comme scientifiques, par exemple en utilisant un vocabulaire médical et des acronymes (tels que AMM pour autorisation de mise sur le marché). Elle fera également référence à différentes études, donnant ainsi à son discours une certaine forme de légitimité.

Les autres intervenantes feront plus facilement référence à leur expérience personnelle comme raison pour se méfier de la vaccination. Comme nous en avait parlé Mx. J., des liens de causalité sont souvent supposées entre le vaccin contre la COVID et un autre événement médical. Par exemple, Chloé nous explique que les médecins ont découvert une sclérose en plaques chez une de ses amies et qu’une autre a perdu son bébé à trois mois, toujours peu de temps après s’être vaccinées. Elle précise : « Mais bien sûr bon, ils ne mettent pas en lien, mais … » Inès, qui a travaillé dans un centre de vaccination, nous raconte qu’elle recevait « beaucoup de témoignages de certaines femmes » dont le cycle menstruel était déréglé, ou qui avaient fait des fausses couches. Nous retrouvons ici la thématique de la peur des effets du vaccin sur le cycle reproducteur.

De même, leur formation d’infirmière peut également les amener à questionner la légitimité de cette vaccination. C’est ce qu’explique Chloé : « Alors en fait moi j’ai eu des cours, comme beaucoup de mes collègues. C’est pour ça que j’ai été étonnée qu’ils ne se posent pas plus de questions. » C’est un point que nous avons pu aborder avec Mx. D., qui nous a expliqué que, dans son école, les approches complémentaires étaient promues. Ainsi une distance est prise par rapport au biomédical pour favoriser une approche holistique : il semblerait que cette formation invite à parfois questionner certains remèdes, plutôt que d’aveuglement appliquer des protocoles. Cet aspect a selon il-elle pu jouer un rôle pour une approche différenciée des infirmièr·e·s face à la vaccination. D’ailleurs, dans plusieurs entretiens, un penchant pour les médecines alternatives était affirmé, et mis en lien avec le sentiment qu’il existait d’autres moyens que la vaccination pour se protéger.

« On n’avait pas assez ce recul qui était nécessaire après un vaccin. » – Jade

Les conclusions auxquelles amènent l’expérience et les savoirs des différentes infirmières interrogées sont que le vaccin a été développé trop vite. La rapidité de mise sur le marché des différents vaccins est peut-être l’argument le plus souvent mobilisé par celles et ceux qui refusent le produit. Laurent-Henri Vignaud (2021) souligne que les vaccins actuels, dont ceux contre la COVID sont « de véritables produits high-tech qui exigent une chaîne de fabrication complexe et des investissements financiers considérables dont peu de laboratoires dans le monde sont capables », ce qui peut susciter de la méfiance. C’est notamment ce qu’exprime Chloé : « Même avec tout l’argent du monde […] j’ai trouvé qu’il y avait beaucoup de vaccins mis en service, donc j’ai trouvé ça incohérent. » Océane est encore plus tranchante dans sa position. Elle nous explique :

« Ce n’est pas un vaccin. Enfin, je ne sais pas, un vaccin dans mon esprit c’est un virus inactivé qui stimule les défenses immunitaires. C’est comme ça qu’on nous l’avait appris. Après, on peut pousser les choses. Mais pour moi, ce qui a été injecté aux personnes, là, ce n’est pas un vaccin, c’est quelque chose de plutôt expérimental qui n’a pas passé les AMM et qui ne met pas du tout en confiance. »

C’est cette méfiance non pas envers un vaccin, mais envers une nouvelle technologie développée rapidement qui permet de se mettre à distance d’une position fondamentalement anti-vaccinale. Ainsi, les vaccins « historiques » sont acceptés. Inès nous explique quand même qu’elle n’aurait pas forcément fait le vaccin contre l’hépatite-B si elle ne travaillait pas dans la santé, mais elle a accepté car :

« Sur ces vaccins on avait pas mal de recul, et puis ils étaient quand même bien efficaces. Ça n’empêche bien sûr pas d’attraper, mais ça limite beaucoup les risques. Enfin, il y a eu beaucoup moins de cas depuis qu’il y a eu ces vaccins. Donc je me suis dit oui, pour protéger. Et personnellement, pour avoir été quand même en contact avec des patients où j’ai quand même eu le risque d’attraper l’hépatite par exemple, j’ai quand même été très satisfaite d’avoir été vaccinée et au final ça ne m’a pas posé problème justement parce qu’on avait du recul sur ce vaccin. »

Nous retrouvons ici certains arguments mobilisés dans les discours pro-vaccination, mais la rapidité de fabrication permet toutefois ici de discréditer le vaccin contre la COVID-19.

Répertoires argumentaires du refus de la vaccination

Dans leur recherche, accessible dès le 31 août 2023 sur ce blog, Carla Cela et Valentine Perrot, ont proposé d’analyser les arguments contre la vaccination selon trois répertoires : épistémique, politique et moral. En reprenant ces catégories, nous pouvons soutenir que les différentes raisons dont nous avons traitées dans cette partie sont avant tout épistémiques, c’est-à-dire qu’elles se fondent sur des éléments propres aux connaissances que nos intervenantes reconnaissent comme scientifiquement légitimes (ce qui ne veut pas dire que ce soit effectivement le cas). Ces raisons sont aussi souvent à mettre en rapport avec l’expérience propre des infirmières interrogées.

Les répertoires moraux et politiques ne sont pourtant pas absents du discours de nos intervenantes. En effet, dans une seconde partie, nous traiterons de l’impact du refus de la vaccination contre la COVID-19 sur les relations entre les responsables et les infirmières, ainsi qu’entre les infirmières et leurs collègues et proches. Dans ce contexte, les personnes avec qui nous avons mené nos entretiens reviennent sur la sensation d’avoir été jugé négativement pour leur choix de refuser la vaccination. Ce sont ces enjeux moraux et leur rapport au politique que nous vous proposons de lire dans la deuxième partie de cette publication.

Partie 2 : Tensions et dimensions morales

Dans une première partie, nous avons tenté d’explorer les raisons générales conduisant des infirmièr·e·s à refuser le vaccin contre la COVID-19. Nous avons tiré un parallèle entre ces raisons et celles de la population générale, en soulignant que les personnes interrogées se référaient souvent au savoir que leur apportait leur profession pour justifier un refus vaccinal.

Dans cette seconde partie, nous cherchons à comprendre quelles tensions le refus vaccinal des infirmières interrogées a pu provoquer avec la hiérarchie. En effet, dans un entretien livré au journal Le Temps en mai 2021, Inka Moritz (directrice générale de la Haute École de santé Vaud) déclarait « Une infirmière qui ne se vaccine pas, c’est une pilote qui refuse de monter dans l’avion. » (Skjellaug, 2021) Notre hypothèse était donc que la hiérarchie avait poussé pour la vaccination, en insistant particulièrement sur les questions morales relatives à la protection des patient·e·s pour motiver celle-ci.

« Ce que j’ai apprécié en Suisse, c’est cette liberté de choix. » – Océane

Comment réussir à convaincre si le problème est la rapidité du développement du vaccin ? Pour Mx. J. l’important était de favoriser la discussion. Il-elle invitait régulièrement les personnes hésitantes à consulter leur médecin traitant, pour avoir une discussion plus sereine, permettant de répondre aux questions de chacun·e. Pourtant, il est assez probable que cela n’ait pas convaincu en masse. Dans le cas d’Emma, une rencontre avec un·e infectiologue avait été proposée pour qu’il-elle réponde à d’éventuelles questions, ce qui ne l’a pas intéressée. Ses autres collègues non vacciné·e·s avaient également eu cette possibilité, mais elle ne croit pas que cela les ait convaincu·e·s. Mx. J. était d’ailleurs conscient·e que l’opposition de certain·e·s au vaccin COVID était « viscérale » comme il-elle le formulait, et qu’il n’y aurait pas de moyen de les convaincre. En revanche, dans sa gestion du personnel hospitalier au centre de vaccination, il-elle nous explique : « Je ne pouvais pas accepter que des gens ici vaccinent, alors qu’ils n’étaient pas vaccinés. » Le personnel réticent était donc orienté vers un autre service.

Les infirmières que nous avons interrogées n’ont quant à elles jamais eu à se réorienter dans un autre service. Elles nous ont toutes expliqué que différents aménagements avaient été mis en place par les responsables pour leurs permettre de continuer leur travail. Des tests poolés étaient organisés par les différentes institutions, également dans les écoles, comme nous a l’expliqué Mx. D. Toutes nos intervenantes ont apprécié ces solutions mises à leur disposition. Océane se rappelle :

« Donc c’est vrai que ça restait une contrainte, mais une contrainte accessible, pas quelque chose… Enfin, moi j’ai eu cette inquiétude qu’à un moment donné la contrainte soit telle qu’on ne puisse plus dire non. Et ça n’a pas été le cas. »

La crainte de l’obligation vaccinale était bien présente. Surtout qu’en France la vaccination des soignant·e·s était obligatoire, et que celle-ci a également été discuté en Suisse (Kottelat, 2021, Revello, 2021). Les infirmières rencontrées étaient donc toutes plutôt reconnaissantes, et n’ont pas fait état de tensions avec la hiérarchie, ce que leur refus aurait pu provoquer.

« On est un peu jugées malheureusement, alors que dans notre métier le jugement n’a pas sa place. » – Chloé

Bien que dans les service médicaux la hiérarchie semble avoir respecté le choix du refus vaccinal, les deux infirmières encore en formation ont ressenti une forte pression de la part de leur école : le-la directeur·trice avait envoyé une lettre aux personnes non-vaccinées. Pour Jade : « C’était limite presque une menace. Moi je l’ai perçu comme ça. C’était une menace bien forte, une lettre bien adressée pour qu’on se vaccine. » Elle nous raconte que certain·e·s élèves avaient pris rendez-vous avec le-la directeur·rice pour que leur choix soit plus respecté, sans que cela n’aboutisse. Les deux amies ont ressenti un jugement très fort de la part de leur entourage, et leur soutien mutuel, ainsi que celui d’autres personnes non-vaccinées (notamment grâce à un groupe WhatsApp d’élèves de leur école refusant la vaccination contre la COVID) a été primordial pour elles. Le vocabulaire de la résistance est récupéré par ces deux intervenantes. Par exemple, Jade nous dit :

« Déjà là je m’étonne d’avoir résisté. Je me dis que c’est peut-être aussi parce que j’ai vécu avec des gens qui n’étaient pas vaccinés non plus et que ça m’a conforté dans mon choix et que ça m’a soutenue. Si je n’avais pas eu ce soutien, j’aurais peut-être cédé. »  

Elles s’accordent à dire que dans leur stage elles ont ressenti beaucoup moins de pression de la part des supérieur·e·s. Les autres infirmières rejoignent ce constat, et comme nous l’explique Chloé, le jugement ne vient pas des supérieur·e·s hiérarchiques, mais plutôt des collègues : « Enfin, il y a quelques mois, il y a eu un jugement sur un patient qui était là, pas vacciné, et qui a eu la COVID. » Ainsi le jugement ne se fait peut-être pas directement sur les soignant·e·s mais des remarques sur les patient·e·s peuvent également être difficiles à supporter. Surtout que les infirmières avec lesquelles nous avons parlé se présentent comme des personnes qui elles-mêmes ne jugent pas.

L’entourage familial peut également être une source de tension. La situation de Chloé est un peu particulière à cet égard :

« Alors moi, j’ai une tante et un cousin qui sont médecins. Ils sont à fond sur ça, mais ils ne savent pas me donner la raison pour laquelle ils sont à fond dans le vaccin. Ils disent qu’il faut faire confiance à la science. »

Par ailleurs, aucune autre infirmière n’a éprouvé de difficulté particulière dans ses rapports aux médecin·es. Selon l’étude d’Unisanté, presque 90% des médecin·e·s étaient complétement vaccinés, et 73.4% des infirmier·ère·s. Lorsque nous demandons aux intervenantes si elles ont des hypothèses pour expliquer cette différence de taux, la plupart ne savent pas. Inès propose une explication : « J’ai l’impression que, dans les lieux de stage et dans les milieux hospitaliers, il y a beaucoup de médecins qui font les choses sans se demander pourquoi ils le font. »

Lors de notre entretien, Mx. D. avait évoqué le fait que la profession infirmière essaie de s’émanciper, de ne plus être des auxiliaires des médecin·e·s qui simplement « obéissent ». Pourtant, mise à part leur affinité avec les médecines alternatives – qu’elles ne thématisent toutefois pas comme un désir d’émancipation – aucune référence à une volonté d’affirmer une identité particulière de la profession infirmière n’a été faite par les personnes interrogées. Chloé revient cependant sur l’importance d’une collaboration entre les deux professions pour une meilleure prise en charge des patient·e·s. Elle ajoute :

« On a cette chance là que c’est vrai que nos médecins […] ont confiance en nous, et ils nous laissent quand même bien travailler en prenant des initiatives, mais avec les médecins assistants c’est plus compliqué. »

Ce ne sont pourtant pas des éléments suffisants pour confirmer notre hypothèse du refus de la vaccination comme l’affirmation d’une identité propre à la profession d’infirmière.

« Le taux de contagion est diminué, mais il est quand même présent. » – Emma

La vaccination du personnel soignant a pu apparaître comme un enjeu majeur pour endiguer la crise du coronavirus, en témoigne le fait qu’une étude dédiée à cette question ait été menée par Unisanté. Pourtant, pour les infirmières interrogées, travailler dans les soins n’est pas une raison suffisante pour accepter la vaccination. Comme le souligne Emma : « Ce n’est pas parce qu’on est dans un métier de la santé que l’on va suivre tout ce qui se fait dans le domaine médical. »

C’est également une critique que fait Océane : « Y a aussi ce côté, l’infirmière n’est pas traitée à la même enseigne que les autres. » Se pose ainsi la question de ce à quoi doivent consentir les soignant·e·s pour exercer leur métier. Les infirmier·ère·s ont déjà assuré un rôle fondamental dans ces périodes de crise, et celui-ci a été reconnu par la population, à la fois au travers des applaudissements de 21h et par le soutien à l’initiative pour les soins infirmiers lors du vote de novembre 2021 (Wicky, 2021). Une vaccination obligatoire, telle qu’elle le fut en France, peut être vue comme une injonction à un sacrifice supplémentaire. Alors que certain·e·s responsables telles que Mx. J. se positionnent clairement en faveur d’une obligation vaccinale contre la COVID pour le personnel soignant, dans l’idée que la « responsabilité c’est de protéger les patients », d’autres se montrent plus modéré·e·s. Mx. D. nous explique :

« Dans la profession infirmière, on doit donner l’exemple, donc nous, on doit être exemplaires. Il y a ce mélange entre qui je suis dans la vie professionnelle, et mes convictions intimes personnelles. On n’est plus des bonnes sœurs, on a une vie. On peut ne pas être d’accord et on n’obéit pas juste uniquement. »

Ainsi, lors de nos entretiens, l’argument que nous avancions en termes de protection des patient·e·s était rapidement balayé par les intervenant·e·s. Comme l’explique Océane : « J’estimais qu’avec les gestes barrières je protégeais déjà cette population. » Une autre manière d’éviter l’accusation d’égoïsme était de rappeler que ses collègues ne l’avaient pas fait particulièrement par un souci de l’autre, mais que bien souvent les raisons de la vaccination étaient pour partir en vacances, ou aller au restaurant.

Dans tous les cas, au vu des entretiens que nous avons menés, il semble peu probable qu’une obligation vaccinale soit un moyen de convaincre les réticent·e·s. Même si certaines ont affirmé lors des entretiens que dans une telle situation elles hésiteraient à changer de métier, cela reste une chose à laquelle elles préfèrent ne pas penser. Si elles devaient se vacciner sous la contrainte, ce serait selon nous une source de tensions dans les équipes et surtout, cela ne les convaincrait pas du bien-fondé scientifique de la vaccination. De plus, nous avons pu remarquer qu’insister sur la vaccination comme un devoir moral n’est pas plus efficace, et au contraire pourrait même être contre-productif. Comme l’explique Rosenfeld et Tomyiama (2022) :

« Intuitivement, le fait de blâmer les personnes qui évitent de se faire vacciner contre le COVID-19 peut sembler une stratégie efficace pour créer des normes morales prescriptives qui incitent à se faire vacciner. Pourtant, les gens se mettent facilement sur la défensive lorsqu’ils sentent que leur image morale est menacée. »

Conclusion

Le but de notre recherche était de comprendre les motifs de refus du vaccin chez le personnel infirmier. L’analyse des entretiens avec les infirmières rejoint les résultats de l’étude d’Unisanté sur le personnel des hôpitaux vaudois : les motivations sont souvent le manque de recul, la trop grande rapidité du développement du vaccin contre la COVID, les inconnues sur la technologie ARN, le sentiment de ne pas courir de risque à titre personnel et celui de ne pas faire courir de risque aux patient·e·s en appliquant les gestes barrières. Les théories complotistes étaient quasiment absentes, comme dans l’étude Unisanté. En revanche, les thèmes de la grossesse et de la crainte de l’infertilité, très présents dans cette étude, n’apparaissaient qu’en filigrane dans nos entretiens.

L’idée qu’une motivation spécifique aux infirmièr·e·s pourrait être l’affirmation d’une identité professionnelle et les rapports hiérarchiques parfois difficiles avec le corps médical a été soutenue par Mx. D. Dans les entretiens avec les infirmières, cette problématique était présente mais n’était pas explicitement invoquée comme ayant influencé leur choix de refuser le vaccin. En conclusion, nous avons pu observer que les arguments mobilisés pour justifier un refus vaccinal chez les infirmières sont proches de ceux de la population, bien que certains éléments propres à leur pratique étaient leur discours. Ceux-ci peuvent être des témoignages rapportés par leur patient·e·s, des observations qu’elles-mêmes ont pu faire de personnes atteint·e·s de la COVID-19, ou des éléments appris pendant leur formation. L’abandon très rapide des mesures de prévention au printemps 2022, justifié par le changement de comportement du virus, a souvent été ressenti comme une preuve de l’incohérence des politiques sanitaires et une confirmation de l’inutilité du vaccin. En revanche, comme les infirmières interrogées n’étaient en principe pas opposées aux vaccins « historiques », si la vaccination contre la COVID-19 devenait à nouveau un enjeu majeur dans le futur, nous pouvons supposer que celles-ci pourraient être convaincues par des arguments scientifiques encourageants.

Bibliographie

Sources primaires

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La vaccination des “invisibles” dans le Canton de Vaud : Public cible vs public empirique (2) https://wp.unil.ch/viral/la-vaccination-des-invisibles-dans-le-canton-de-vaud-public-cible-vs-public-empirique-2/ https://wp.unil.ch/viral/la-vaccination-des-invisibles-dans-le-canton-de-vaud-public-cible-vs-public-empirique-2/#respond Thu, 17 Aug 2023 08:00:00 +0000 https://wp.unil.ch/viral/?p=2016 Expériences de la pandémie
Lors du cours-séminaire « Sciences sociales de la médecine et de la santé » qui s’est déroulé en 2022/23 à l’UNIL sous la houlette de Laetitia Della Bianca, Céline Mavrot et Francesco Panese, une classe de master de l’UNIL en sociologie de la médecine et de la santé a mené des enquêtes au plus près du quotidien d’une variété de métiers, de communautés, de milieux autour de la thématique cruciale des vaccins. Les paroles recueillies et/ou les problématiques abordées composent la trame d’expériences partagées et/ou de vécus intimes en lien avec cette problématique.

Par Julie Fiedler et Emilie Vuilleumier

“On appelait ça “la vaccination des sans-papiers”. Il n’y en a aucun qui est venu sans papiers ! Ils ont tous des papiers ! Ils sont tous venus avec leurs papiers. (rire) Donc voilà, on était prêts à enregistrer des numéros, c’était ce qu’on leur avait dit. Mais en fait, ils n’avaient pas de problème, donc ils sont tous arrivés avec leurs papiers.”
Responsable médical de la campagne de vaccination (VD)

Dans le papier précédent, nous avons décrit les dispositifs mis en place à Lausanne au printemps 2021 pour la vaccination des personnes sans assurance maladie dans le cadre de la lutte contre le COVID-19. Nous avons vu quels publics ils visaient et quelles mesures avaient été prises en conséquence. Confrontons à présent les catégories de personnes pensées en amont par les autorités sanitaires et celles qui ont été effectivement observées au centre de vaccination d’Unisanté. Nous verrons que cela nous mènera à un bilan plus nuancé de cette “vaccination des sans-papiers”. 

Des “sans-papiers” avec papiers et assurance maladie

Une première observation consiste dans le fait que beaucoup de personnes dites “sans-papiers” sont venues avec des papiers (de leur pays d’origine) et n’ont eu aucun problème à les présenter. Les personnes ne sont en réalité pas “sans-papiers” mais sans statut légal en Suisse ou dépourvues des “bons” papiers. L’enjeu dans l’accès à la vaccination et de manière générale n’est pas de ne “pas avoir de papiers” mais justement d’avoir des papiers qui font porter un risque permanent (incarcération et/ou expulsion) à ceux et celles qui les détiennent. Par ailleurs, si la motivation des personnes était l’obtention du certificat COVID, alors elles étaient contraintes de fournir une identité et donc de venir avec des papiers.

Aussi, certaines personnes sans-papiers s’étant présentées au Centre disposaient d’une assurance maladie et auraient de ce fait pu se rendre également dans les centres classiques de vaccination. Pourquoi dans ce cas se sont-elles rendues au Centre d’Unisanté ? Il se peut que l’anonymat qui y était garanti les aient rassurées, mais il est également probable que d’autres personnes de leur communauté les y aient orientées. 

Des personnes ne résidant pas en Suisse

Une seconde observation porte sur le fait que des personnes ne résidant pas en Suisse se sont présentées au Centre, parmi lesquelles des personnes suisses vivant à l’étranger sans assurance maladie helvétique : 

“Il y a eu aussi quelques personnes suisses qui vivent à l’étranger pour des questions économiques, en Asie, en France ou comme ça. Et tout d’un coup, ces gens ont entendu, par le biais peut-être de connaissances, qu’ils pouvaient se faire vacciner même sans avoir d’assurance en Suisse et sont revenus pour se faire vacciner.” 
Infirmière à Unisanté

Des touristes ont également sollicité les services de la vaccination d’Unisanté : 

“En fait, il y a des gens, des touristes qui sont venus !  Des Russes (rire) qui sont venus se faire vacciner ici. Mais ma foi, de toute façon, on a plein de fric et assez de vaccins, donc c’était pas ça la question. (…) Au début, on a dit : « bon, s’ils restent plus d’un mois, on les vaccine. » Parce qu’on n’avait pas beaucoup de vaccins et puis c’étaient des personnes âgées. Ce sont souvent des parents qui viennent voir leurs enfants. Donc c’est raisonnable de les vacciner aussi de toute façon. Donc on a très rapidement ouvert ça à des gens qui ne résidaient pas en Suisse.”
Responsable médical de la campagne de vaccination (VD)

Relevons ici une distinction opérée dans cette citation entre les personnes “sans-papiers” et les “touristes”. Ces deux catégories ont en commun leur origine étrangère mais elles se distinguent par leur statut (illégal pour les premières, légal pour les secondes) et leur classe sociale. C’est justement parce que les personnes au statut de touriste — dont tout le monde ne peut jouir — n’étaient pas celles qui étaient à priori attendues au Centre d’Unisanté que le responsable médical de la campagne de vaccination souligne cette particularité. Les personnes détenant les “bons” papiers — et donc pas nécessairement suisses — n’ont pas été comprises par les autorités comme des populations vulnérables face à l’accès aux systèmes de santé. Pourtant, comme nous le verrons, les personnes au statut de touriste ne viennent pas toutes pour les mêmes raisons. Si certaines visitent la Suisse, d’autres utilisent ce statut pour travailler au noir et certains·es “touristes” se trouvent également en situation précaire.

Une troisième observation relève du fait que la vaccination a bien fonctionné pour certaines catégories de personnes et moins pour d’autres au sein des personnes issues de la migration.

Un intérêt relatif selon l’origine des communautés

Relevons ici que tout au long de leur description des événements, toutes les personnes interviewées subdivisent la catégorie “sans-papiers” en sous-catégories relevant de leur origine géographique. On nous apprend que dès l’ouverture du centre, les personnes d’Asie, plus spécifiquement de Chine, et celles venues d’Amérique du Sud se sont présentées en masse.  Par contre, les personnes originaires d’Afrique subsaharienne ne sont pas venues, ou plus tardivement. Les professionnels·les interviewés·es présentent à ce propos diverses explications. 

L’intérêt des populations serait à mettre en lien avec la situation épidémiologique dans leur pays d’origine. Cela expliquerait la venue immédiate des communautés sud-américaines : 

“Très rapidement, donc dans les premiers jours, il y a tous les Sud-Américains qui sont venus. Pourquoi ? Parce que le COVID en Amérique du Sud, au Brésil notamment, faisait plus de dégâts. Enfin, c’est comme ça qu’on l’explique. Parce que ce n’est pas forcément ceux qu’on voit le plus chez nous dans notre consultation.”
Responsable médical de la campagne de vaccination (VD)

Inversement, cela impliquerait que les populations originaires d’Afrique subsaharienne se soient senties peu concernées par le virus, leurs pays ayant été peu touchés par l’épidémie. Cette exception africaine s’expliquerait notamment par le jeune âge de la population, le fait qu’elle ait été préalablement « immunisée » par un environnement spécifique et l’arrivée tardive du virus sur ce continent (Heikel 2021, p.167-168).

À propos des personnes originaires d’Afrique subsaharienne, plusieurs professionnel·le·s interrogé·e·s mentionnent une certaine méfiance envers les autorités ou envers les vaccins de manière générale :


« (…) très peu d’Africains au début, très très peu, à se demander pourquoi. Et il y aurait peut-être plusieurs hypothèses là-derrière. De méfiance des vaccins, de non-connaissance, de méfiance qu’ils soient dénoncés à la police. »
Infirmière à Unisanté

« (…) il n’y avait aucun Africain. Aucun Africain. Donc en fait, de nouveau, il y avait eu un message dans la communauté africaine que « c’est des vaccins de Blancs ». Je connais ça parce que je bosse beaucoup en Afrique. Donc ça arrivait de chez les blancs, donc c’était pas bon. C’était à la rigueur une maladie de blancs. Donc nous on se soigne avec un thé de gingembre, etc. »
Responsable médical de la campagne de vaccination du Canton de Vaud

« Une partie des Africains ont pensé qu’ils n’allaient pas être touchés par le COVID. Ils disaient que d’être noir, les protégerait du COVID. »
Infirmière au Point d’Eau

Cette “méfiance” ou ce “désintérêt” mentionnés pour justifier l’absence des “Africains” (terme qui désigne en réalité plus spécifiquement les personnes d’origine subsaharienne et donc noires) touchent en réalité à des enjeux de pouvoirs complexes de nature postcoloniale qui mériteraient d’être mieux étudiés. Nous évoquerons cependant ici quelques pistes de réflexion[1]. La méfiance envers les autorités pourrait être liée au profilage racial et à la violence policière dont les personnes noires (plus souvent les hommes) sont la cible dans la région lausannoise (Rapport Jean-Dutoit, 2017, p. 101-115).  Précisons que la méfiance envers les autorités ne concerne pas exclusivement cette population mais qu’elle peut prendre pour les personnes noires une forme spécifique. Il en va de même de la méfiance envers le vaccin et le monde biomédical en général. Dans ce cas précis, cette méfiance peut être comparée à celle observée lors de l’épidémie d’Ebola en Sierra Leone (Niang, 2014) ou celle du Sida en Afrique du Sud (Fassin, 2007). Dans les deux cas, le contexte postcolonial a offert une “niche écologique”[2] à l’idée d’un complot mené par l’Occident à l’encontre des populations noires-africaines. Celle-ci s’est trouvée renforcée récemment par des propos tenus par deux scientifiques français envisageant de tester un vaccin contre le COVID en Afrique. Elle s’appuie également sur des faits historiques biens réels. Finalement, l’idée que le COVID soit une “maladie de blanc” doit être pensée à travers une conception de la maladie différente de celle véhiculée par le modèle biomédical et en prenant en compte le contexte d’infodémie auquel le continent africain n’a pas échappé. Ce faisant, il devient possible de concevoir le COVID-19 comme une “punition” visant l’Occident et épargnant les personnes afro-descendantes.  

Il se peut aussi que la vulnérabilité face au virus ait impacté l’intérêt pour le vaccin. Comme pour la population générale, le jeune âge des personnes migrantes subsahariennes pourrait également justifier ce désintérêt. Inversement, le responsable médical de la vaccination note l’importance d’offrir l’accès au vaccin aux populations originaires d’Amérique du Sud, plus enclines au surpoids :

« Il y a beaucoup d’Américains du Sud qui sont en surpoids. Donc c’était très important de les atteindre. C’est pour ça qu’on s’est dit : « c’est bien que les Américains du Sud viennent, surtout s’il s’agit de personnes jeunes. » ». Responsable médical de la campagne de vaccination (VD)

Notons que le désintérêt des populations subsahariennes n’a pas été total puisque, plus tardivement, certaines personnes ont finalement sollicité la vaccination. Cet intérêt tardif serait à relier à leur parcours migratoire, comme nous le verrons. Contrairement à d’autres populations, jamais leur intérêt (ou désintérêt) pour la vaccination n’est relié à leur activité professionnelle.

Cela nous amène à un autre constat : la vaccination n’a pas toujours été un choix. Bien que la Confédération ne l’ait jamais rendue obligatoire, la vaccination s’est imposée à certaines personnes. S’agissant d’une vaccination non consentie, deux facteurs se présentent : les déplacements transnationaux et l’insertion dans le marché du travail. 

Dans le premier cas, certaines personnes ont été poussées à se faire vacciner pour obtenir un certificat COVID leur permettant de voyager au-delà des frontières helvétiques. Si, pour certain·es, ces déplacements prenaient la forme de visites à la famille restée au pays ou de tourisme, d’autres ont été contraintes par des motifs administratifs. C’est le cas de certains migrants subsahariens qui, ayant transité par l’Italie, se voient obligés d’y retourner régulièrement pour y renouveler leur permis de séjour, comme le fait remarquer l’infirmière du Point d’Eau :

« Certains l’ont fait, parmi les Africains, parce qu’ils ont une carte d’identité italienne et pour la renouveler, ils devaient retourner régulièrement en Italie. Comme les conditions de voyage étaient extrêmement strictes à la frontière, ceux-là ont été obligés d’avoir un pass COVID. Ils se sont donc faits vacciner. »
Infirmière au Point d’Eau

En lien avec le parcours migratoire, la vaccination a donc parfois été indispensable pour maintenir son permis de séjour.

Le vaccin : ressource ou contrainte ?  La pression du marché ou de l’employeur 

Dans le second cas, c’est la nécessité d’accéder à l’emploi qui a motivé certaines personnes. Les personnes que nous avons interrogées ont observé des vagues de vaccination liées aux secteurs professionnels, qui se recoupent parfois avec l’origine des personnes. 

Pour les travailleurs et travailleuses du sexe, l’intérêt a été immédiat. Comment l’expliquer ? Si la vaccination n’était officiellement pas obligatoire, nous supposons qu’elle a pu leur être imposée par la pression de leur employeur et par la concurrence sur le marché. En effet, plusieurs sites proposant leurs services mettaient en avant le statut vaccinal des travailleurs et travailleuses du sexe pour “protéger le client”, parfois sous la forme d’un pictogramme.

Pictogramme indiquant le statut vaccinal de prostituées – image tirée d’un article du 24 heures: https://www.24heures.ch/prostituee-vaccinee-ou-non-le-choix-est-possible-728724883979

Dans l’économie domestique aussi, le vaccin aurait parfois été imposé par l’employeur. Cette situation aurait principalement touché les personnes (spécifiquement les femmes) d’Amérique du Sud : 

« Les plus intéressés, c’était quand même les personnes originaires d’Amérique du Sud ou d’Asie. Certaines étaient en Suisse depuis assez longtemps et travaillent dans des familles, font du baby-sitting ou des ménages. Leurs employeurs exigeaient qu’ils soient vaccinés. C’était une des conditions pour qu’ils puissent retrouver leur travail. Pour eux c’était donc important de se faire vacciner. »
Infirmière au Point d’Eau

Dans la restauration également, certain·e·s employé·e·s se seraient vu imposer la vaccination. Dans ce secteur comme dans tous les autres, la vaccination n’a jamais été obligatoire, mais le certificat COVID a cependant été imposé pour le personnel non vacciné ou non guéri, le coût des tests étant à la charge de l’employeur. Nous pouvons émettre l’hypothèse selon laquelle certain·e·s patron·ne·s auraient imposé le vaccin à leurs employé·e·s pour des motifs économiques. Cela semble avoir été le cas pour de nombreuses personnes issues de la communauté chinoise, selon les dires de l’infirmière d’Unisanté. Lorsque nous lui demandons dans quel secteur travaillent les personnes ayant été contraintes à la vaccination par leur employeur, elle nous répond ceci :

« Alors là, il y avait beaucoup les Chinois dans la restauration parce qu’il y avait une grosse amende à ce moment-là. Je crois, que c’était 10’ 000 francs d’amende si on n’était pas vacciné. »
Infirmière à Unisanté          

Ces personnes seraient selon elle arrivées en Suisse avec un statut de touriste leur donnant droit à un séjour de trois mois, sans permis de travail. Elles seraient employées illégalement dans la restauration et feraient des allers-retours entre la Chine et la Suisse, au rythme du renouvellement de leur statut de touriste : 

“On a eu plusieurs vagues successives de personnes chinoises, comme employées dans les restaurants et tout. Et là, on voyait très bien le flux migratoire. Ces gens viennent travailler pour trois mois et tous les trois mois, on avait de nouveau une vague de première dose (…).”
Infirmière à Unisanté

Dans le secteur de la construction aussi, la vaccination aurait été imposée par certains employeurs. L’infirmière d’Unisanté nous dit avoir vacciné beaucoup de personnes y travaillant :

“Il y avait quand même pas mal de métiers manuels dans le gros œuvre : tous les maçons, les électriciens, tout ça. Ils avaient une contrainte parce qu’il y a quand même énormément d’entreprises qui ont été freinées, voire complètement bloquées dans leur travail. Alors quand l’opportunité est revenue de pouvoir reprendre le travail, certains patrons ont exigé la vaccination.”
Infirmière à Unisanté

La vaccination pour tou·te·s : enjeu démocratique, épidémiologique… ou économique ?

Nous avons vu comment les secteurs professionnels, le genre, la nationalité, l’âge mais aussi des rapports de pouvoirs relatifs à des enjeux postcoloniaux influent sur la vaccination, qu’elle soit choisie ou contrainte. Ces facteurs se recoupent, créant des situations spécifiques et complexes. Cela nous mène à rejoindre Didier Fassin dans le constat selon lequel les migrant·e·s ne peuvent être considéré·e·s comme un groupe homogène. La “vaccination des sans-papiers” a certes pris en compte les éventuelles particularités linguistiques de sa cible, à travers la traduction de flyers et la mise à disposition d’interprètes communautaires. Elle a aussi pris appui sur les liens de confiance qui reliaient son public au réseau social institutionnel existant, permettant l’activation des liens individuels entre bénéficiaires et professionnels·lles de terrain. Mais le fait même qu’elle soit dédiée à un public cible dit des “sans-papiers” revient à les particulariser. Or, selon Fassin (2021, p.245) ;

Le fait de particulariser les migrants et de se focaliser sur leurs caractéristiques conduit à les considérer à part du reste de la population, comme s’ils partageaient une condition suffisamment commune pour justifier de les distinguer des autres, alors même qu’on trouve en leur sein des trajectoires et des situations très différentes.

Comme il le relève, cette particularisation des migrant·e·s par la santé publique reproduit la même logique que celle que leur imposent les politiques de l’immigration :

Continuer à parler de santé des migrants (…), c’est souvent sans le vouloir appliquer aux exilés le même traitement d’exception que les politiques de l’immigration leur ont depuis des décennies imposé.  (Fassin, 2021, p.246)

La santé publique est depuis longtemps associée à la maîtrise de l’immigration. (…) le contrôle de la frontière obéit à deux logiques distinctes : l’une consiste à tenter de faire écran aux pathologies contagieuses ; l’autre opère comme une fonction subsidiaire de la régulation des flux. (…) Bien que les circonstances influent sur l’importance accordée à l’une ou l’autre de ces logiques, la première se [renforçe] en cas d’épidémie et la seconde [prend] le dessus lors des tensions sur le marché du travail (…). (Fassin, 2021, p.228-229)

Dans le cas de la pandémie du COVID-19, c’est bien de faire écran à une maladie contagieuse dont il s’est agi : par le contrôle des frontières, mais aussi à travers la quête d’une couverture vaccinale maximale de la population. Pour mettre à bien ce dernier objectif, un dispositif de santé sans précédent a été mis en place pour permettre la vaccination des sans-papiers et des personnes précaires au Centre d’Unisanté. De par sa gratuité, son inconditionnalité, son anonymat et l’importante communication pour faire connaître son existence, ce dispositif a été exceptionnel. Fallait-il attendre une pandémie pour que la santé des personnes sans statut légal et/ou précarisées fasse l’objet d’autant d’intérêt ? Comme l’énonce Simonot (2008, p.2) : “Trop peu de pays ont résisté aux tentations xénophobes ou tout au moins discriminatoires de la séparation et hiérarchisation de l’égalité d’accès aux soins selon les statuts administratifs ou sociaux.” Le système de santé suisse n’échappe pas aux politiques migratoires répressives, au racisme, ni au système capitaliste globalisé qui dresse le droit à la santé comme valeur marchande. Les personnes sans-statut légal et/ou sans moyen de payer une assurance maladie se retrouvent privées de certains soins. Comme l’énoncent deux juristes de Genève : “Dans les faits, le constat est que le statut légal peut jouer un rôle en Suisse dans l’accès aux soins. ” et ce malgré l’existence d’institutions sanitaires existantes censées répondre à cette problématique. À travers la vaccination des “invisibles”, ce qui était en jeu n’était pas uniquement leur propre santé, mais aussi celle de l’ensemble de la population. On peut alors se demander si les réactions des autorités politiques en charge de la santé auraient été la même s’il n’y avait pas le risque que soient contaminés les corps ayant accès au système de santé ordinaire.

Aussi, nos entretiens ont révélé le rôle des personnes en situation de migration irrégulière dans le marché du travail, y compris non déclaré. Leur vaccination relevait également d’un autre enjeu : la relance de l’économie, qu’elle soit formelle ou informelle. Les “sans-papiers” y jouent très souvent un rôle non reconnu, bien que nécessaire. Tenant compte de cela, comme le suggère Fassin, la “santé des migrants” ne relève pas (uniquement) de leur condition sanitaire en lien avec la migration, mais plutôt de “santé au travail”. Il s’agirait en conséquence de “mettre leur condition sanitaire en relation non pas avec leur migration en tant que telle, mais avec les pratiques des entreprises qui les pénalisent en raison de leur vulnérabilité sociale” (Fassin, 2021, p.248). Autrement dit, plutôt que de s’attacher aux qualités des personnes, Fassin propose d’examiner “la forme de vie que les circonstances leur imposent”(Fassin, 2021, p.254). Cette approche aurait peut-être permis d’éviter que certaines personnes soient vaccinées sous la pression du renouvellement de leur titre de séjour, de leur employeur ou du marché du travail. Car si la “vaccination des sans-papiers” se voulait un accès universel au vaccin vu comme une ressource, nos entretiens laissent entrevoir la possibilité que pour certains·es le vaccin ait été une contrainte. Si cette idée, qui demande à être approfondie, s’avérait confirmée, le bilan positif établi par les personnes interviewées devrait donc être revu à la lumière de ce constat. 


[1] Nous nous appuyons pour ce faire sur un travail non publié réalisé par Emilie Vuilleumier dans le cadre du cours de Cynthia Kraus, “Genre, médecine, santé” (2022). 

[2] Ian Hacking considère la “niche écologique” comme “l’espace social qui rend possible l’apparition d’une maladie” mais nous l’étendons ici à la manière de Didier Fassin à ”[l’espace social qui rend possible] l’émergence d’une théorie locale” (Fassin, 2007 : p.108).


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L’expert·e exposé·e. // Partie 2. L’expert·e face à la société https://wp.unil.ch/viral/lexperte-exposee-partie-2-lexperte-face-a-la-societe/ Thu, 16 Sep 2021 06:00:00 +0000 https://wp.unil.ch/viral/?p=1764 Expériences de la pandémie
De mars à mai 2021, entre confinement et enseignements à distance, une classe de master de l’UNIL en sociologie de la médecine et de la santé a mené onze enquêtes au plus près du quotidien d’une variété de métiers, de communautés, de milieux. Les paroles recueillies composent la trame d’expériences partagées et de vécus intimes des événements, une lecture plurielle de leurs existences au cœur de la pandémie.

Une enquête de Nuria Medina Santana et Marjolaine Viret

1. Le scientifique et le politique

Dans la politique, il y a beaucoup de politique – Daniel

Comme pour les relations aux médias, celles à la chose politique est un apprentissage pour les scientifiques. Sur son rapport à la politique, Manuel répond du tac au tac : des hauts et des bas. Il se rappelle surtout une courbe d’apprentissage raide ; je ne connaissais rien à la politique pour être honnête ; je n’aurais même pas vraiment été capable de distinguer les politiques de l’administration, c’était tout la même chose : « Berne », en gros. J’ai dû apprendre. Pour Daniel, probablement aussi ce que cette expérience m’a fait constater de manière plus vive que je n’aurais pu le soupçonner c’est aussi toutes les manœuvres politiques qu’il y a derrière, les gens qui prônent quelque chose en espérant bien qu’on le fera pas, à qui ça permet de se positionner ; et de conclure : Dans la politique, il y beaucoup de politique ; je dirais il y a beaucoup de trucs qui se disent en politique qui sont purement de la politique, qui ne sont pas de la vérité vraie ou même de la cohérence : c’est politique.

Les politiques entendent-ils, malgré tout, les recommandations des scientifiques ? Elles sont toujours prises en compte !, répond Arnaud sans hésitation. On a parfois l’impression qu’on n’est pas écouté, mais en réalité ils nous écoutent. D’ailleurs, les critiques des scientifiques peuvent même servir les politiques – ils vont être dans une position un peu médiane et les gens vont dire « ah heureusement qu’ils n’ont pas écouté les scientifiques on était tous prêts à se dire qu’on allait fermer nos établissements, mais grâce au gouvernement on ouvre [les terrasses] » ; alors que s’ils avaient fait cela sans nos recommandations, les gens auraient dit « ah, ils continuent à nous asphyxier économiquement, ils nous ouvrent même pas nos restaurants ». Lui-même dit toutefois ne pas forcément attendre que les recommandations soient appliquées, alors que ça énerve beaucoup certains de mes collègues.

Le meilleur moyen d’influencer les politiques c’est à travers le public – Manuel

Quand on lui demande s’il a l’impression d’avoir eu une influence sur le politique, Manuel rapporte surtout un sentiment d’absence de transparence, même dans le cadre de la Task Force fédérale : C’était difficile de savoir, là, est-ce qu’ils ont décidé ça parce que nous l’avons suggéré, ou est-ce qu’ils ont décidé quelque chose d’autre parce que nous l’avons suggéré, et ils veulent nous montrer qu’ils ne…, vous voyez… Caroline est plus catégorique – ah bien sûr, oui alors très clairement ; certains experts ont influencé les prises de décision des politiques. L’influence a même pu selon elle basculer dans l’excès, à l’exemple du dépistage – ça a tellement influencé que maintenant, alors qu’on aura une bonne partie des personnes vaccinées ou immunes, on continue à vouloir faire du dépistage à outrance ; parce que les politiques ont entendu ça : « on ne dépiste pas assez en Suisse, il faut dépister, il faut dépister, il faut dépister » ; alors maintenant, la machine est en route : il faut dépister, il faut dépister. La vision de Bernard est un peu à part, puisqu’il a dans ses fonctions travaillé main dans la main avec les politiques. Il voit plutôt son influence de scientifique comme une co-création avec les décideurs et dévideuses, qui est ensuite communiquée via les médias. 

Pour Manuel, le meilleur moyen d’influencer les politiques c’est à travers le public. Personne n’aime entendre ça parce que la Suisse aime beaucoup la voie « formelle » […]; si vous voulez vraiment faire bouger les choses, vous devez le faire dans les médias […]; c’est un levier énorme : à partir du moment où quelque chose apparaît dans les journaux, c’est là que les politiciens le remarque. Daniel admet avoir été parfois un adepte de la technique – j’utilise les médias pour ça […]. J’ai parfois envoyé des messages, qui n’étaient pas vraiment « subliminaux », mais dont je savais très bien qu’ils allaient remonter plus haut.

Chacun son job – Arnaud

Qu’est-ce qu’un·e expert·e peut ou ne peut pas faire dans son rapport avec les politiques ? Selon Arnaud, l’expert ne doit pas être partisan, ou le moins possible […]; chacun son job : nous on n’est pas des politiques, et on ne prend pas des décisions […]; nous, on nous demande notre avis : « comment faire pour mieux contrôler la pandémie ? ». Prendre en compte le fait que l’éducation pour les enfants c’est important, ce n’est pas le rôle du ou de la scientifique. Bernard, au contraire, juge nécessaire de se mettre dans la peau des responsables politiques avant de leur faire une recommandation scientifique. Selon lui, la Task Force devrait plutôt donner aux politicien·ne·s des arguments et scénarios pour aider à ouvrir commerces et activités, que des arguments de pure fermeture. Une réflexion donc qui permettrait davantage d’adapter les considérations scientifiques en tenant compte des impératifs politiques. Pour Caroline, la santé publique devrait jouer le rôle de chaînon manquant entre le scientifique et le collectif – l’expert en santé publique doit non seulement tenir compte de l’expert dans le domaine, mais le mettre en relation avec la société, la santé publique. A l’exemple de la transmission chez l’enfant. L’expert virologue il va vous dire « oui, l’étude a montré que sur 100 infections chez les enfants il y a deux cas de transmission chez les adultes. Donc il faut mettre de mesures de prévention » […]; ça c’est l’expert, c’est son job. Le rôle de l’expert·e en santé public c’est de pouvoir mettre des équilibres, de voir les effets secondaires : Maintenant, est-ce qu’on admet quand même qu’il y ait quelques transmissions entre enfants et adultes, ou est-ce qu’on n’admet pas ?

L’expertise est-elle inévitablement une forme d’engagement ? Arnaud ne se pense pas en militant – je ne me sens pas engagé dans des croisades, j’essaie surtout de donner un message qui est le plus proche possible, ou le plus fondé possible sur des données scientifiques qui sont à ma disposition, que je comprends et que j’interprète ; donc si mes interprétations conduisent à penser qu’il y a des erreurs manifestes dans les politiques publiques, c’est pas du militantisme, c’est, je pense, un devoir que de le dire, tout en acceptant, admet-il, qu’on fait parfois ainsi le jeu des militant·e·s. Daniel réfute lui aussi l’idée selon laquelle les scientifiques constitueraient un contre-pouvoir, – c’est plutôt un « co-pouvoir », de mettre de l’huile dans les rouages… c’est pas forcément un contre-pouvoir ; il faut un contre-pouvoir si vraiment les décisions sont fausses. Si on arrive à orienter les décisions et surtout à leur permettre d’être prise sur des bases solides et cohérentes, c’est pas forcément une contre-pouvoir ; c’est un contre-pouvoir seulement si le type d’en face est complètement obtus et refuse d’entendre.

Garder le bateau à flot – Daniel

Si l’expertise peut être critique face au politique, elle n’en reste pas moins une responsabilité. Daniel a cherché ce subtil équilibre dans le fait de critiquer sans déstabiliser l’édifice. Faire une critique constructive, étayée, avec néanmoins le souci de garder le bateau à flot parce que si vous êtes sur le Titanic et puis vous dites « le Capitaine est un abruti », alors il y a encore plus de gens qui meurent. Il enchaine – les décideurs, je ne sais pas s’ils l’ont réalisé ou pas mais on aurait pu les descendre en flamme ; je dirais qu’on leur a beaucoup plus souvent sauvé la mise que tiré la chaise au moment où ils allaient s’asseoir. Arnaud voit également l’appartenance à la Task Force comme une responsabilité. Finalement, peu de pression sociale, mais peut-être que je suis trop le nez dans le guidon pour me rendre bien compte! […] Je sens l’importance de l’expertise scientifique dans cette crise, je sens aussi qu’elle a des limites, les limites déjà c’est la prévision. Il dit aussi avoir un profond respect pour la personne politique, respect qu’il pense mutuel.

Bernard a senti une énorme confiance qui s’est instaurée chez les responsables politiques envers les expert·e·s, ce qui est très important car selon lui les politiques et les systèmes de santé doivent être en bonne communication. Manuel se dit, pour sa part, soulagé que les politiques en Suisse soient finalement plutôt plaisants avec les scientifiques, dans le sens où ils ne vont jamais vous donner le mérite de quoi que ce soit, mais ils ne mettront pas la faute sur vous pour quoi que ce soit non plus. Ils et elles prendront donc la décision mais ils et elles en porteront également la responsabilité. De toute façon l’expertise ne peut pas tout, conclut Caroline – ce n’est pas des experts qui peuvent nous sortir de la crise, d’une crise comme ça ; c’est prendre le problème par le mauvais bout ; j’entends, quand on connaît un peu l’épidémiologie et le mode de transmission des virus, on savait très bien que c’était pas des experts, même qui viennent de la galaxie XY et des superhéros qui arriveraient à nous faire sortir de cette crise.

2. L’impact sur la vie privée

Une hygiène de communication – Manuel

Au fil de nos échanges émerge un autre enjeu : s’exposer médiatiquement et assumer que ce « co-pouvoir avec les politiques » a des effets sur la vie personnelle et privée. Arnaud par exemple cloisonne strictement ses activités médiatiques et sa vie privée – je ne donne aucun interview en dehors des heures ouvrables et des jours ouvrables car je considère ça comme mon job, même s’il fait exception pour les interviews par écrit le weekend. Même chose pour les questions auxquelles il accepte de répondre – je ne veux pas verser dans le personnel, ça n’a pas d’intérêt ; il y a une petite tendance, avec le risque, de la starification. Mais il concède, parlant des émissions en direct, il faut être un petit peu soi-même quand même ; on a un lien avec les gens, on plaisante parfois un petit peu, je ne suis pas contre ça.

Mais la cloison entre vie professionnelle et vie privé s’effrite lorsque, comme chez Bernard, le ou la conjoint·e est également médiatisé·e, avec les effets que l’on imagine sur le quotidien familial ou les sujets à table. Par rapport à l’entourage, c’est la reconnaissance et la solidarité qui prédominent. Caroline s’est sentie également préservée par son entourage qui savait qu’elle était fortement sollicitée. Et puis – on peut deviner un sourire sous son masque – j’ai aucun souci à dire « vous ne me téléphonez pas entre 22h et 7h du matin ». Elle s’est aussi peu laissée atteindre par le remue-ménage médiatique : Durant cette année j’ai très, très peu consommé de médias, parce que, juste, pas le temps. De toute manière, elle n’a jamais eu pour coutume d’utiliser les médias comme source d’informations sur ces sujets – souvent quand j’arrivais ici au travail, qu’on me disait « T’as vu ça hier soir », « Ah non, j’ai pas vu… ». Manuel a lui aussi mis en place une hygiène de communication, en rejetant les appels qui ne provenaient pas de contacts connus, en plaçant des filtres sur sa messagerie. Et surtout, je protège mon activité sur les réseaux sociaux, car les bons retours sont l’exception, le reste du temps la personne essaie juste de prendre en otage votre visibilité pour critiquer. Il bloque alors les réponses, comme ça les trolls passent à autre chose – je ne veux pas donner une plateforme à la personne à travers mes tweets.

A chaque fois un coup de poignard – Arnaud

Pour les expert·e·s exposé·e·s dans l’espace public, la face sombre de l’expertise, ce sont les attaques, les insultes, voire les menaces de mort. Pour Bernard, une des choses les plus difficiles à supporter, c’est qu’évidemment, quand on s’engage beaucoup, c’est d’être exposé à la critique, mais c’est vrai que c’est dur des fois et qu’on a envie de leur dire : « Venez à ma place et je vais à la vôtre et on verra, parce que ce n’est pas simple ». Arnaud revient sur les attaques sur les réseaux sociaux – c’est très, très désagréable ; il ne faut pas croire que c’est quelque chose qui laisse indifférent ; c’est à chaque fois – il mime le geste de se frapper en plein cœur – un coup de poignard, quoi ; on le sent de façon émotive et personnelle, c’est très difficile. Mais il insiste pour ne pas faire d’amalgame avec le débat – parfois les débats sont musclés, les gens peuvent trouver que ce que vous dites est stupide, ca, ça ne me gêne pas. Quant aux gens qui le suivent sur les réseaux pour le critiquer, il lui arrive de leur demander : « Pourquoi me suivez-vous ? ». Qui sont ces gens ?, se demande Manuel de son côté. Il ne lit pas ce type de messages, sinon cela pompe mon attention, que je pourrais vraiment utiliser pour d’autres choses. Dans une société libre comme la Suisse, sauf à avoir une protection personnelle – ce qu’aucun·e scientifique n’a – on n’est jamais totalement à l’abri et même les gens mal intentionnés sont libres de s’exprimer, mais ajoute Manuel avec un brin d’ironie, je ne m’inquiète pas trop des gens qui écrivent des lettres ; à la rigueur, je m’inquiète des gens qui n’écrivent pas de lettres. Il souhaiterait que la société prenne ce type de comportement agressif plus au sérieux, mais il cherche à prendre du recul – c’est juste un jeu de pouvoir de quelques personnes ; le schéma est très simple : si vous êtes dans les médias, vous recevez ces lettres. Il n’y a pas de stratégie derrière.

Sans être sur les réseaux sociaux, Daniel lui aussi n’a pas été épargné. Avec pour point culminant cette poudre blanche reçue dans une enveloppe et cinq minutes après j’avais tout le service de sécurité en scaphandre dans mon bureau. Il le prend aujourd’hui à la rigolade, – je me suis bien dit que c’était plutôt du talc ; surtout qu’après cinq minutes j’étais pas mort. Ce qu’il retient, c’est qu’il y avait quand même une détresse dans la population par rapport à une situation qui était extrêmement pesante […]; donc, j’ai un peu un œil clinique sur ce genre de réactions […]; je le voyais plus comme une expression d’une souffrance que quelque chose qui était dirigé contre moi.

Quand je vais au marché, les gens sont sympas – Daniel

Quand on lui parle notoriété, Bernard pense avant tout aux conséquences de l’exposition médiatique de son institution, et il se réjouit que les gens en aient maintenant une meilleure connaissance. De même, Arnaud évoque le sentiment de responsabilité vis-à-vis de l’institution. Les répercussions personnelles lui semblent moins importantes. Bien entendu, mon entourage ou des gens que je vois, des commerçants que je rencontre me disent qu’ils m’ont vu à la télévision […]; mais c’est quelque chose que je connais depuis longtemps, même si c’était pas autant avant […]. En tout cas c’est pas à un point où c’est gênant du tout. Il ajoute sur le ton de la boutade : Le masque sert peut-être ; on me reconnaît moins. Manuel, plaisante aussi sur l’obligation du masque qui a du bon – les gens ne vous reconnaissent pas aussi vite. Il est clair qu’au début, dans certaines régions, j’étais immédiatement reconnu, et abordé je ne pouvais plus vraiment sortir dans un restaurant sans m’apercevoir que les gens chuchotaient entre eux, montraient, regardaient du côté de ma table. Il est curieux de voir si cela aura des conséquences pour sa vie privée, mais c’est trop tôt pour le dire. Si la Suisse a la réputation d’être un pays où les personnages publics sont encore relativement préservés et les gens les laissent tranquille, Manuel relève toutefois que comme toute crise celle-ci a montré le meilleur comme le pire chez les gens.

Daniel prend quant à lui sa nouvelle renommée avec humour : Quand je vais au marché, les gens sont sympas ; avant, quand j’allais au marché, j’étais complètement anonyme, tandis que maintenant il y en a deux ou trois qui me reconnaissent et qui discutent, le poissonnier, le marchand de légume et autres, on discute chaque fois de ces trucs-là. L’idée de retomber dans l’anonymat ne l’effraye toutefois pas, il s’imagine volontiers disparaissant dans la mémoire collective de façon à pouvoir mener ma vie à moi, sans avoir à me soucier de ce que je pourrais dire ou ne pas dire.

3.    Et la suite dans tout ça ?

Daniel insiste, – on a quand même un débriefing assez sérieux à faire sur la gestion de la pandémie, mais il ne se fait pas trop d’illusions : La peur qu’on peut avoir c’est que dès que tout ça sera fini, tout le monde va recommencer à danser, remettre la musique à fond, et oublier ce qui s’est passé  […] ; si la science pouvait plus être associée à la gestion du pays, je pense qu’on y gagnerait. Même si on était déjà pas si mal loti en Suisse, il espère que la pandémie aura eu un impact favorable si la population a pris l’habitude d’entendre, pas seulement des politiciens qui leur envoient des « oukases », mais aussi des scientifiques de toutes les spécialités qui seraient pertinentes, s’exprimer sur certains sujets ; si la population a l’impression en somme que l’organisation de leurs affaires est gérée sur la base de faits scientifiques solides, mâtinés de considérations politiques. Parce que tout est politique en un sens.

Cette expérience a donné à Manuel une prise de conscience nouvelle de ce que cela signifie d’être « exposé au public » ; et aussi ce que cela signifie d’avoir un impact, aussi minime soit-il. La pandémie a mis en lumière la puissance de plus en plus grande de communication et de délibération de la science et des scientifiques. Actuellement, la plupart des scientifiques sont content·e·s, ils et elles se disent : « Oh, tiens, on a du pouvoir », mais pour lui le retour de bâtonrisque d’être brutal : S’il y a une chose que le pouvoir n’aime pas, c’est d’être contesté, et d’évoquer les tendances aux États-Unis d’une forme d’animosité envers la science. En Suisse, on a l’habitude de cette coexistence heureuse l’un à côté de l’autre […] ; et, à cause du choc, les politiciens étaient contents de demander – « Dites-nous que faire ! ». Mais déjà une fraction considérable commence à se révolter, ce qui pourrait se répercuter sur les financements de la recherche, et les scientifiques pourraient être forcé·e·s de prendre parti.

Pour Caroline, le rôle de la santé publique doit être revalorisé en vue de la gestion des crises futures, pour conseiller les décideurs et dévideuses. Il y a eu une volonté pendant des années, des dizaines d’années, de reléguer tout ce pan de santé publique aux oubliettes. Et Manuel d’insister, la Suisse fait de la recherche en santé publique de pointe au niveau mondial, mais notre propre administration, surtout au début, nous a complètement snobés […]; nous avions très peu de ponts.

Tout·e·s sont d’accord, l’expertise doit être au service de la société, de toute la société. Bernard conclut en évoquant que la pandémie a également été un révélateur d’inégalités sociales et l’a convaincu de la nécessité de s’engager, même en dehors du strict cadre professionnel. Pour laisser le mot de la fin à Arnaud : Toute cette expertise, j’ai toujours une très profonde préoccupation qu’elle n’atteigne pas des segments entiers de la population, parce que ce que l’on dit est compliqué ; les gens moins éduqués, les migrants qui ne parlent pas notre langue, les couches sociales défavorisées, peut-être les gens qui ont des handicaps, sont beaucoup plus vulnérables parce qu’ils n’entendent pas ou ils ne comprennent pas une partie des messages. C’est ça qui m’inquiète le plus, beaucoup plus que les controverses, beaucoup plus que ceux qui ne sont pas d’accord avec moi. Même s’il ne prétend pas avoir la solution, il faut qu’on aille les chercher et qu’on ne les oublie pas.

Pour aller plus loin // L’expert·e exposé·e. // Partie 1. Expériences de scientifiques médiatisé·e·s durant la pandémie de COVID-19 

De mars à mai 2021, entre confinement et enseignements à distance, une classe de master de l’UNIL en sociologie de la médecine et de la santé a mené onze enquêtes au plus près du quotidien d’une variété de métiers, de communautés, de milieux. Les paroles recueillies composent la trame d’expériences partagées et de vécus intimes des événements, une lecture plurielle de leurs existences au cœur de la pandémie.

Un projet accompagné par Francesco Panese et Noëllie Genre.

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L’expert·e exposé·e. // Partie 1. Expériences de scientifiques médiatisé·e·s durant la pandémie de COVID-19 https://wp.unil.ch/viral/lexperte-exposee-partie-1-experiences-de-scientifiques-mediatisees-durant-la-pandemie-de-covid-19/ https://wp.unil.ch/viral/lexperte-exposee-partie-1-experiences-de-scientifiques-mediatisees-durant-la-pandemie-de-covid-19/#respond Tue, 14 Sep 2021 06:00:00 +0000 https://wp.unil.ch/viral/?p=1757 Expériences de la pandémie
De mars à mai 2021, entre confinement et enseignements à distance, une classe de master de l’UNIL en sociologie de la médecine et de la santé a mené onze enquêtes au plus près du quotidien d’une variété de métiers, de communautés, de milieux. Les paroles recueillies composent la trame d’expériences partagées et de vécus intimes des événements, une lecture plurielle de leurs existences au cœur de la pandémie.

Une enquête de Nuria Medina Santana et Marjolaine Viret

Durant la pandémie de COVID-19, la cote des scientifiques a grimpé en flèche auprès des médias comme du public. Des disciplines parfois méconnues ont été catapultées sur le devant de la scène, au point qu’on discute aujourd’hui « taux de reproduction » ou « croissance exponentielle » comme on évoquait encore il y a peu le temps qu’il va faire. Nous avons rencontré plusieurs de ces scientifiques, expertes et experts qui ont connu les feux des projecteurs durant la pandémie. Quand notre fenêtre Zoom s’ouvre pour mener nos entretiens, on se croirait projetées devant le téléjournal ou la une de l’un de nos quotidiens. Leurs visages nous sont déjà si familiers qu’ils et elles paraissent faire partie de nos vies. Nous les interrogeons sur leur médiatisation, sur leurs rapports avec le politique et la société. Comment ont-ils et elles vécu cette pandémie, eux et elles qui ont passé tant de temps à nous l’expliquer ?

Une vie professionnelle au rythme du virus

Si la pandémie a modifié leur vie sociale autant que la nôtre, leur vie professionnelle a également été monopolisée. Pour Bernard, médecin vaccinologue, c’est dans son rôle même au sein de son institution que le virus l’a accaparé, impactant la totalité de ses activités. Puis il a reçu des responsabilités dans la gestion sanitaire de la crise qui ont parachevé son exposition sur la scène publique.  La sollicitation sur le plan émotionnel pour Daniel, virologue, c’était l’appartenance à la Science Task Force fédérale. Il nous décrit les réunions plusieurs fois par semaine, souvent jusqu’à tard le soir – ça draine quand même énormément d’énergie, ça devient un peu obsédant, on dort task force, on dort testing, on dort infection, on…, ou on dort pas, enfin... Manuel, épidémiologiste, a également rejoint la Task Force. Il évoque l’impact du COVID avec un sourire presque fataliste – ça a pris le dessus sur toute ma vie professionnelle plus ou moins, au moins en 2020 ; et certainement dans la première moitié de 2020, complètement, à 100% ; et ensuite dans la seconde moitié de l’année j’ai essayé de garder un peu le contrôle, mais, vous savez, je n’ai pas tout à fait réussi autant que j’aurais voulu. L’air dubitatif, il déclare avoir pris l’engagement envers lui-même que cela n’arriverait pas cette année encore.

D’un autre côté, les virus, les épidémies, la santé publique, c’est leur vie. Daniel nous parle avec enthousiasme de sa recherche en lien avec le COVID, une intuition qu’il a eue, et puis un ou deux autres trucs, parce qu’on est toujours curieux, donc si on a l’impression de pouvoir poser une question importante et d’y répondre de manière intelligente, on a de la peine à se freiner. A défaut, il aurait continué à faire ce qu’il fait. Les projets sur le COVID se sont substitués à d’autres sans que ça change mes semaines de sept jours.

Par moment, l’excitation est palpable. En favorisant les collaborations, en réduisant le temps administratif, la pandémie leur a ouvert de nouvelles portes, a été le prétexte à de nouvelles initiatives. Et puis, les maladies émergentes, c’est un des rares moments pour un scientifique, pendant en tout cas le début de la maladie émergente, de connaître toute la littérature sur le sujet, explique Arnaud, épidémiologiste et spécialiste en santé publique. Il y a un moment où je connaissais absolument, exhaustivement, tous les papiers publiés sur le COVID. Il ajoute, avec une pointe de regret, que par la suite ce n’est évidemment plus possible.

1. Se (re-)présenter en tant qu’expert·e en temps de crise

Rester vraiment droit dans les lignes – Caroline

Comment se glisse-t-on dans la peau d’une experte ? Caroline, médecin, est la seule femme à nous avoir répondu. Elle a été impliquée très tôt dans la gestion de la pandémie au sein d’une institution de santé. Dès les premières minutes, on sent qu’elle ne doit pas se laisser facilement emmener hors de son terrain. Interrogée sur le champ de son expertise, elle s’anime – Ah attention ! Elle reste dans le strict cadre des responsabilités de sa fonction. Au-delà, même si elle connaît bien un domaine, – je le dis clairement aux journalistes, […] ou aux gens qui me questionnent : « ça, c’est pas mon domaine d’expertise, voyez avec les experts dans le domaine »

Nous lui faisons remarquer que tout le monde ne semble pas placer le curseur au même endroit. C’est clair, on le voit bien, les sollicitations des scientifiques dans les médias, des médecins et autres scientifiques, c’est qu’on a l’impression qu’ils sont experts dans beaucoup de domaines et moi je suis assez…. – ses mains dessinent deux lignes en entonnoir. Selon elle, il faut aussi être capable de ne pas répondre, y compris dans son propre intérêt. Les deux ou trois interviews que j’ai vues, dès que les gens sortent un petit peu de leurs compétences et de leur ligne, c’est là où les journalistes les taclent. Donc rester vraiment droit dans les lignes. Dire, « non, ça c’est pas à moi qu’il faut poser cette question, c’est à quelqu’un d’autre ». Même s’il faut pour cela être modeste, avoir une forme de courage aussi. C’est peut-être difficile à dire pour des experts: « je ne suis pas expert dans le domaine, tant pis ».

D’autres, comme Arnaud, s’appuient davantage sur leur formation, sur l’expérience acquise au cours de leur carrière. En tout cas, à l’entendre, être expert·e, ça se travaille. Arnaud tire systématiquement des leçons de ses interventions. Il se prépare beaucoup sur les sujets dont il est invité à parler, pour être à jour. Daniel s’aide de ses vies antérieures de praticien – ça me donne une vision assez holistique de ce qui se passe, ça veut pas dire que je connais tout sur tout, mais disons je ne suis pas pris au dépourvu parce que tout à coup c’est dans le chapitre où je ne connais rien du tout.

Face aux collègues c’est beaucoup plus compliqué, parce qu’ils sont tous experts – Caroline

Caroline s’est peu exprimée directement dans les médias, mais surtout face à des soignant·e·s. La tâche n’en était pas plus aisée. Face aux collègues c’est beaucoup plus compliqué, parce qu’ils sont tous experts. Un orthopédiste est expert en COVID, j’entends, d’accord, il a lu des choses, et du coup ce qu’il a lu, ok, il s’est fait une opinion, et puis c’est une opinion d’expert. Sous l’ironie, une note d’agacement : si 70% des collègues comprenaient bien qu’on communiquait au mieux les connaissances du moment, on en avait 30% qui étaient des experts, donc qui savaient mieux que nous. Elle juge plus facile de répondre au public en général, dans le sens où on a quand même un statut, de dire « ok je suis expert dans le domaine, donc voilà, c’est vrai qu’il y a des incertitudes… ».

Pour Bernard, les divergences publiques entre expert·e·s engendrent un malaise. Elles absorbent une énergie qu’on pourrait utiliser à d’autres fins. Selon lui, le COVID a été un révélateur de caractères. Le comportement des collègues, plus que celui du public, le touche énormément. Ces critiques se font selon lui au détriment du public, qui ne sait plus en qui croire, mais sont aussi délétères pour les scientifiques en général. Daniel refuse d’ailleurs de s’exprimer lorsque tout dialogue devient illusoire – j’ai évité soigneusement ce genre de débat contradictoire avec des gens qui, manifestement, étaient selon moi à côté de la plaque. Inversement, Arnaud voit la diversification de l’expertise comme une opportunité – il y a une forme de préemption du débat, non démocratique, par les experts ; les médias ont un rôle, aussi, à jouer là-dedans, parce qu’ils donnent la parole à d’autres types d’expertise. C’est également ce qui lui semble enrichissant dans les réseaux sociaux – ça participe à l’acquisition de son expertise. Le côté citoyen-expert, c’est-à-dire finalement l’expertise venant de gens qui ne sont pas justement rompus aux maladies émergentes, virales, qui n’ont pas toujours la connaissance scientifique mais qui ont leur bon sens, qui ont leur avis, qui ont leur opinion

Communiquer l’incertitude c’est extrêmement important – Daniel

L’expertise en tant que messagère de l’incertitude revient régulièrement dans la discussion. Daniel le relève spontanément au détour d’une question sur sa mission – si on arrive à expliquer et puis, et je crois aussi, à finalement pas avoir l’air de tout savoir, mais communiquer au public, à la communauté, le doute – plus que le doute – l’incertitude, c’est extrêmement important. Pour lui, l’apport des scientifiques à une réflexion collective peut justement être dans la mise en lumière de l’ignorance. Soulever des questions autant qu’apporter des réponses, en disant « ben tiens, ça on sait pas ; ceux qui vous disent qu’on sait, non, pas vrai, on sait pas ». Pour Arnaud, l’avantage de dire « je ne sais pas », c’est que ça vous protège aussi. Il a appris par le passé à donner le moins de prise possible à la critique – je me suis refusé pendant toute cette pandémie à faire des prévisions de ce genre ; même si ce sont des prévisions de type scénario – on dit « pourrait » et cetera… ; je pense que les médias, et le public d’ailleurs, retiennent ces chiffres comme des prévisions, et qui s’avèrent erronées par ailleurs. Difficile en effet de relayer ces subtilités hors du champ scientifique. Manuel est lucide : on a beau dire « Je ne peux pas prédire l’avenir ; personne ne peut prédire l’avenir », […] les médias n’en ont rien à faire de ces clarifications. Même s’il a toujours essayé d’être clair sur le fait qu’il n’y avait pas de « baguette magique » il regrette que quoi qu’on fasse, on était tout de suite critiqué parce que les attentes étaient démesurées vous avez raison 95% du temps, personne n’en a rien à faire ; vous avez tort une seule fois, et ça vous définit. Sans se décourager, il tente de former ses étudiant·e·s à faire des « anticorps mentaux », à ne pas prendre ces jugements personnellement : il n’y a pas moyen dans ce monde d’avoir un impact sans générer de la critique, c’est le signal le plus fort que vous êtes entendus.

2. Jouer avec les médias

C’est un marathon ! – Arnaud

Il y a bien sûr clairement un avant et un après, juge Arnaud. Les sollicitations par le passé étaient généralement concentrées dans le temps – la grande différence avec cette pandémie c’est qu’on est passé du sprint au marathon, c’est un marathon ! Et pour nous, les experts exposés un peu médiatiquement, c’est une longue course. Il n’a pas connu depuis longtemps une seule journée sans qu’il ne soit sollicité par différents médias. Pour l’épidémiologiste Manuel, le contraste avec ses expériences passées est encore plus frappant : les scientifiques se font approcher par les médias surtout s’il y a quelque chose qui relie l’aspect scientifique au débat politique ; en dehors de ça, tu peux recevoir une demande occasionnelle si tu publies un papier, mais c’est une fois, c’est une fois par an, deux fois par an ; […] là par contre c’était juste sans arrêt, je veux dire, si j’avais voulu j’aurais pu donner 30 interviews par jour. Ce qui est ridicule, hein, parce qu’ils avaient tous les mêmes questions. Bernard n’a lui non plus pas échappé à l’attention des médias, recevant parfois jusqu’à plusieurs téléphones par jour selon l’actualité.

Mais qu’est-ce qu’il m’a fait dire ? – Daniel

La relation avec les médias suppose un apprentissage. On se rode à l’exercice : ce qui vous sert beaucoup, c’est d’avoir beaucoup pratiqué, nous dit Arnaud. Bernard avoue certaines interactions difficiles avec les journalistes, des interventions où il a laissé paraître un agacement, mais qu’il préfère malgré tout à la langue de bois qu’on peut parfois entendre dans les médias. Daniel lui aussi se souvient – y a des fois où on se dit « merde, j’aurais dû dire ça », ou « merde, j’aurais pas dû dire ça », « mais qu’est-ce qu’il m’a fait dire ? » ; […] c’était un peu plus au début ; […] je pense que je suis devenu de plus en plus à l’aise par rapport à ces trucs ; et puis on finit par expliquer souvent un peu la même chose.

La majorité de nos expert·e·s exposé·e·s considèrent l’exercice médiatique comme partie du métier de scientifique. Moi j’éprouve pratiquement pas d’émotion vis-à-vis des médias, concède Arnaud, qui dit ne pas pouvoir donner de conseils sur le trac. En revanche, il recommande à ses collègues : Mobilisez toujours votre expertise, vous êtes là parce que vous êtes un scientifique et qu’on fait appel à vos compétences. Daniel perçoit son rôle dans les médias surtout comme unspin-off de ma présence au sein de la Task Force. Il ne cache pas y voir pourtant un côté ludique – avec le temps je suis devenu de plus en plus amusé par la perspective que le journaliste allait essayer de m’entrainer dans une direction dans laquelle j’avais pas forcément envie d’aller. L’immédiateté du direct peut même devenir une opportunité, car finalement, au début on est un peu impressionné – « je suis à la radio », « je suis à la télévision » – puis après, on peut dire ce qu’on a envie de dire, qu’il ou elle le veuille ou pas. Finalement ils sont autant à l’antenne que nous, ils ne peuvent pas dire ‘nanannann’. Une fois que vous avez démarré, the stage is yours.

Le plus clair, correct et compréhensible possible – Caroline

A l’écrit, le souci principal de nos expert·e·s médiatisé·e·s est que le propos ne soit pas faussé. Caroline aime recevoir les questions à l’avance – je vais aborder les réponses en fonction du message que je vais donner, toujours. Dans une optique d’information, le message, c’est le plus clair, correct et compréhensible possible. Arnaud nous répète ses conseils à des collègues effrayés de ne pas être assez « scientifiques » : « Utilisez les termes les plus clairs toujours, […] mais sachez aussi être un peu superficiel ; et ne dites jamais rien de faux, même pour simplifier, mais dites des choses qui sont le plus simples possible » ; c’est ça, je pense, cette traduction, qui est toujours l’exercice le plus difficile. Daniel résume : souvent, quelque chose de très simple frappe l’esprit, mais de manière juste ; finalement fait comprendre.

Les médias vous prennent du temps. Parce que la relecture est attentive et c’est extrêmement rare, ça arrive mais c’est rare, que je ne fasse pas de commentaires, explique Arnaud. Et ce n’est pas une garantie : il dit avoir parfois été déçu par l’indigence d’une transcription, comme il a d’ailleurs pu avoir de magnifiques interviews. Daniel dénonce quant à lui des propos placés hors contexte, cet entrefilet inséré dans un quotidien entre deux citations soigneusement relues, qui donnait l’impression que c’était moi qui l’avais dit et qui disait exactement le contraire de ce que j’avais envie de dire, le mettant en bisbille avec les autorités.

Éviter les combats de coqs – Arnaud

Pour Manuel, certains médias sont prompts à verser dans la polémique, surtout là où la diversité des points de vue est grande comme en Suisse alémanique – les journaux de « boulevard », tout ce qui leur importe c’est le conflit. Et ils sont juste à la recherche d’une citation, ou d’une bagarre, pour pouvoir vous afficher. Certains médias ont tendance à sacrifier la nuance au profit de l’adversité : Ils veulent leur histoire de héros. Ou de ratés. Et idéalement les deux, l’un contre l’autre. C’est ça qui leur donne des clics. Arnaud a lui aussi le mauvais souvenir de médias qui créent des combats de coq. Dans ces situations le débat n’était pas plaisant […] ; parce qu’ils nous mettaient en situation de polémique ; je pense que c’était un peu orchestré : on était manipulé l’un et l’autre malgré nous par les médias qui voulaient que les deux coqs s’affrontent ; et je pense que ce n’est pas une bonne image ni des spécialistes qui s’affrontent devant les médias, ni des médias eux-mêmes. – Ces situations on me les a proposées plusieurs fois, mais je les ai évitées, parce que ça ne sert à rien, approuve Daniel, – si on est en face de quelqu’un qui de toute façon, n’est pas là pour débattre mais juste dire sa vérité, et puis en plus, d’une manière… c’est finalement offrir un podium à quelqu’un qui ne devrait pas se le voir offrir.

3. Expliquer, convaincre, rassurer

Le besoin d’information crevait le plafond – Manuel

Manuel tient à l’idée de s’engager et expliquer des choses, surtout au début, ajoute-t-il, au moment où le besoin d’information crevait le plafond. Il raconte comment la télévision a pu l’appeler trois fois dans la même semaine – je me suis dit, « ok je prends ce rôle » : je serai heureux d’expliquer les choses au public en terme laïcs. Mais comment explique-t-on des notions parfois complexes ? Pour Daniel, je me dis : « comment j’aimerais qu’on m’explique à moi ? ». Il dit l’importance de parler aux gens de ce qui les concerne, de ce qui les touche personnellement. Arnaud s’imagine parler à des médecins de famille – ce sont des praticiens qui ont laissé derrière eux leur bagage scientifique […]; ils s’en fichent du codon-E480 ; ils veulent, eux, savoir si le médicament, ils peuvent le donner à leur patient et quels conseils ils peuvent donner à leurs patients. Caroline nous donne son mode d’emploi : ne pas s’appuyer sur sa seule autorité ou son opinion personnelle – à chaque fois, il faut donner les faits ; qu’ils comprennent aussi sur quoi on se base pour faire nos recommandations

Quelque chose qui touche les gens au plus profond d’eux-mêmes – Daniel

Bernard acceptait parfois des interventions uniquement pour ne pas laisser l’antenne à quelqu’un de plus alarmiste, pour plutôt calmer la population avec des arguments rassurants, des connaissances. Daniel insiste – c’est de la communication sur quelque chose qui touche les gens au plus profond d’eux-mêmes. Il considère que ça peut être une contribution louable : je me dis que si j’arrive à communiquer correctement, et si ça rassure les gens, si ça leur fait comprendre des choses qu’ils ont de la peine à comprendre… Arnaud résume : on a un rôle de traduction, on a un rôle de formation.

Est-ce que leur expertise les différencie du citoyen lambda dans leur rapport au virus ? Comment dire cela sans paraître arrogant, commente Manuel, en tant que scientifiques, nous avons une vue légèrement plus réaliste de ce qu’est ce virus et de ce qu’il n’est pas. Il est selon lui plus facile d’évaluer les risques, de décider – ok je vais faire ça, je ne vais pas faire ça. Sans cette base, vous pouvez aller dans des directions multiples, vous pouvez dire que c’est du non-sens, qu’une infection naturelle vous renforce, ou au contraire on a des gens qui ont peur de sortir. Pour Arnaud également, la connaissance scientifique du virus permet davantage de discernement sur l’importance relative des risques, par exemple entre aérosols et contamination par les surfaces : Dans mon immeuble il y a des personnes qui appuient sur le bouton de l’ascenseur avec leur bout de clé ou avec un stylo, parce qu’ils ont peur ; moi j’appuie deux fois parce que je veux qu’il parte plus vite. Il va y avoir ces petites différences qui sont plus de l’ordre de la perception du risque. Il y aurait même une pédagogie dans ce type de geste ordinaire, l’expert·e qui sait devenant modèle à suivre – c’est alors plus facile pour les gens de s’identifier, concède Manuel, on dit « ne regardez pas ce que quelqu’un dit, mais ce qu’il fait ». L’exposition invite toutefois à une certaine prudence : lors de la controverse à propos de l’ouverture des stations de ski, je ne suis pas allé skier, explique Manuel, pas parce que je pensais que skier était un risque, je me disais si tout à coup il y une photo de moi skiant sans masque ce sera en première page ; avec des conséquences difficilement prévisibles. Mais être exposé·e peut nourrir aussi l’estime de soi, et celle des autres à son égard – peut-être que je me fais des illusions, mais je dirais que le gros de la population n’a probablement pas détesté voir certains scientifiques lui expliquer les choses, nous dit Daniel, j’ai l’impression que la perception est assez « sympathisante ».

Pour aller plus loin // L’expert·e exposé·e. // Partie 2. L’expert·e face à la société

De mars à mai 2021, entre confinement et enseignements à distance, une classe de master de l’UNIL en sociologie de la médecine et de la santé a mené onze enquêtes au plus près du quotidien d’une variété de métiers, de communautés, de milieux. Les paroles recueillies composent la trame d’expériences partagées et de vécus intimes des événements, une lecture plurielle de leurs existences au cœur de la pandémie.

Un projet accompagné par Francesco Panese et Noëllie Genre.

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Adaptation du monde ouvrier : une épreuve en temps de pandémie https://wp.unil.ch/viral/adaptation-du-monde-ouvrier-une-epreuve-en-temps-de-pandemie/ Thu, 19 Aug 2021 06:00:00 +0000 https://wp.unil.ch/viral/?p=1700 Expériences de la pandémie
De mars à mai 2021, entre confinement et enseignements à distance, une classe de master de l’UNIL en sociologie de la médecine et de la santé a mené onze enquêtes au plus près du quotidien d’une variété de métiers, de communautés, de milieux. Les paroles recueillies composent la trame d’expériences partagées et de vécus intimes des événements, une lecture plurielle de leurs existences au cœur de la pandémie.

Une enquête de Charlie Gantet et Grégoire Noël

Mai 2020 : le journal économique Bilan nous dit que « la crise liée à la pandémie semble avoir totalement chamboulé le quotidien des ouvriers » [1]. Entre ralentissement des cadences, distanciation sociale et retards de chantier, le monde ouvrier a dû s’adapter à de nouvelles conditions de travail. Mais qu’en est-il une année plus tard ? Nous nous sommes rendus sur un chantier s’étendant sur plusieurs kilomètres, à la rencontre des différents corps de métier : contremaîtres, ouvriers et ingénieurs, tous des hommes. Nous avons partagé des moments de leur quotidien et ils ont partagé avec nous leurs vécus et leurs impressions d’une année de travail en temps de pandémie.

Au début c’était un peu le flou – Manuel

Un jour d’avril 2021, 12h30. Nous arrivons sur le chantier accueillis par la pluie. Le repas est en train de se terminer pour les ouvriers dans les conteneurs ; ils s’abritent et reprennent des forces pour affronter l’après-midi froide et humide. Les intempéries sont des particularités auxquelles le chantier doit faire face. Un contremaître nous explique : nous, une journée comme aujourd’hui, mes gars sont ralentis ; la pluie, ça ralentit. Mais cela ne les empêche pas d’effectuer leurs tâches quotidiennes. Ils s’adaptent. Comme pour les nouvelles mesures imposées par l’État. Bien que celles-ci soient difficiles à respecter pour les ouvriers : pour coffrer un mur, faut un collègue pour donner un coup de main, impossible d’être à plus d’un mètre l’un de l’autre. Après quatre semaines d’arrêt en mars 2020, le chantier reprend. Première journée : mise en place des infrastructures pour contrer la pandémie : gel hydro-alcoolique à disposition dans chaque conteneur, points de lavage sur toute la longueur du chantier s’étalant sur plus de deux kilomètres et aménagement des tables pour le repas de midi. Ces nouvelles mesures sont vite mises en place. Peut-être ont-ils l’habitude de s’adapter rapidement ? Le contremaître ajoute : dans le bâtiment, il y a beaucoup d’inconnues ce matin j’ai mis mes gars en pause à cause de la pluie, mais on trouve toujours quelque chose à faire.

La relation aux objets et aux outils s’est modifiée. Manuel, un ouvrier, nous apprend – entre plusieurs appels téléphoniques pour trouver un machiniste d’urgence pour le lendemain – qu’au fil des mois, la majorité des personnes du chantier ont été testées positives au Covid-19. Depuis, il exprime un certain relâchement : on ne voit pas souvent les gens se désinfecter les mains, mais avant c’était tout le temps. Voilà on l’a choppé, va chier le covid. Un état d’esprit qui ne se retrouve pas forcément chez d’autres de ses collègues qui se font tester chaque lundi et qui attendent leur vaccination. Au début, c’était un peu le flou, explique Manuel en parlant des nouvelles mesures à appliquer. Le canton et la commune sont venus les voir, en moins de vingt-quatre heures, pour contrôler la mise en place des mesures sanitaires afin de reprendre au plus vite le chantier. Comme nous le rappelle le contremaître qui doit faire progresser le chantier, l’économie ne peut pas s’arrêter, c’est le secteur primaire ici, si on bosse pas, plein de choses sont bloquées. Alors face aux recommandations de leurs supérieurs et de l’État mandataire, et tout en devant respecter les exigences complexes du génie civil, la vision des règles sur le chantier se transforme. Chez les ouvriers, dit le contremaître, on n’a pas la même réalité que quelqu’un derrière un bureau ou un étudiant. L’ensemble des personnes présentes sur le chantier savent bien que leur manière de penser n’est pas la meilleure – on ne peut pas s’arrêter –, mais pour le contremaître à un moment donné, on est amené à penser comme ça.

Si on va pas bien, on le dit à l’équipe – Pascal

Dès l’arrivée sur le chantier, nous constatons la cohésion de l’équipe : des rires et des discussions entre collègues résonnent dans les conteneurs. Thibault, un ouvrier quarantenaire nous dit : le monde du chantier ce n’est pas comme les autres postes de travail, c’est particulier, c’est une mentalité déjà, on est tous ensemble, comme une famille. Le contremaître ajoute : on mange ensemble à midi, on est serré dans les liens ; pas évident de respecter les espaces avec ça. Voilà que depuis un an leur repas de midi se limite à deux personnes par table, et dans des conteneurs séparés où les corps de métiers se mélangent moins : ouvriers ensemble, contremaîtres à côté et ingénieurs à l’étage. C’est quelque chose de difficile pour cette équipe qui a l’habitude de la proximité et de se faire des accolades. Maintenant ils se font des checks à l’américaine nous disent les ouvriers.

Malgré cela, Thibault nous dit que la convivialité est revenue au sein de l’équipe : les règles imposées sont devenues des habitudes. Cela s’est mis en place progressivement, durant les débuts de la pandémie, lorsqu’un climat de méfiance s’était installé sur le chantier. L’ingénieur se rappelle : Au début tout le monde était dans la psychose. La plupart des ouvriers avaient peur de ramener le virus chez eux. La méfiance prenait de l’ampleur dans ce noyau dur, à tel point que les jugements se faisaient au simple regard. Le contremaître enchaîne : lorsqu’ils ont découvert les premiers cas de Covid, les ouvriers, stressés, se regardaient et se disaient les uns aux autres ouais, t’as le Covid. Mais cette méfiance a bientôt été remplacée par un sentiment de solidarité. Un autre contremaître surnommé Pascou nous explique que tout le monde sur le chantier pense désormais de la même manière et finalement, après cette période de méfiance, les liens et l’unité du groupe étaient plus forts et le rapport de confiance est revenu : si on va pas bien, on le dit à l’équipe.

Il reste un noyau dur constitué de ces quatre gars réguliers – Pascal

La solidarité est forte au sein de cette équipe de chantier qui se définit même comme une famille. Cette famille doit cependant faire face à des difficultés d’ordre économique. Le secteur, bien que primaire, est aussi impacté par la crise économique, en plus de la crise sanitaire : on est encore plus dans la merde avec le Covid, lance Pascal le contremaître. Les difficultés économiques du secteur ont en effet été mises en exergue depuis le début de la crise sanitaire : un licenciement collectif a eu lieu ces derniers mois, notamment pour les personnes moins indispensables en cette phase de chantier, comme les serruriers, électriciens ou encore des gens se rapprochant de la retraite regrette le contremaître. Et ils ont pris du retard dans les délais cette dernière année et les nouveaux chantiers peinent à démarrer : cela se prolonge malgré la sortie de l’hiver ; les ouvriers finissent par être trop nombreux et ça augmente les pertes ; ils ont fini par faire un licenciement collectif. Alors maintenant, ils engagent des externes, s’étonne Pascal. Mais malgré ces remaniements d’équipes et ces allées et venues d’intérimaires, le contremaître est heureux de compter sur un noyau dur constitué de ses quatre gars réguliers ; et c’est justement à travers leurs liens serrés pendant cette période particulière que cette familles’est encore plus soudée. Pascal, éprouvant de la peur pour ses gars, a su les rassurer nous confie-t-il.

Théoriquement je ne devais pas voir mes parents – Henry

Mais qu’en est-il des liens avec leur propre famille sous la menace de la crise ? Pour le contremaître Henry, sa famille n’avait pas d’autre choix que de rester soudée, tout comme son équipe. Elle a aussi formé un noyau dur pour se soutenir durant cette crise. Évidemment, la peur de ramener le virus à la maison était présente. Surtout, quand on est parent,comme ce contremaître : et comment faire pour garder son enfant quand on travaille sur un chantier et que les écoles sont fermées ? demande-t-il. Pour lui, comme pour beaucoup la solution est auprès des parents : théoriquement je ne devais pas voir mes parents, mais on n’avait pas le choix : on n’a pas pu respecter les règles ; je n’allais pas dire à mon employeur : « écoute, je garde le fils, je viens pas ».

On ne peut pas avoir la même vision des choses dans la construction – Henry

Les gars allaient se faire tester pour un oui ou pour un non, se rappelle Thibault, un ouvrier. Eux étaient au front et non en télétravail. Les ouvriers ont compris rapidement que le respect des règles imposées par l’État serait difficile à tenir. Si la réalisation d’un projet de génie civil nécessite une proximité aiguë, comment garder ses distances ? Face à l’exigence de leur métier, le respect des règles s’est alors perdu petit à petit, comme le port du masque ou encore la désinfection des mains et des outils. Henry, reprenant une métaphore guerrière, dit avoir été de la chair à canon, tout en rappelant que son secteur n’est pas le seul à avoir été envoyé au front : je pense pas que la construction soit moins bien lotie dans cet aspect que dans les autres secteurs, en parlant notamment du secteur hospitalier, prenant pour exemple son épouse qui travaille dans un établissement psychiatrique. Même si l’on sait, ajoute-t-il que le non-respect des règles à grande échelle ne serait pas viable et mènerait à la saturation des hôpitaux. Nous devrions faire plus attention, conclut-il. Mais pour les ouvriers, pas facile de composer entre respect des règles sanitaires et les tâches du métier quand la proximité physique est une exigence à la bonne réalisation de leurs travaux : dans un bureau, télétravailler, tu t’isoles et c’est bon ; ils n’ont pas autant d’outils et ils ne sont pas autant emmerdés que nous ; on ne peut pas avoir la même vision des choses dans la construction.

L’autre contremaître, Pascal, tempère cette opposition entre travaux manuels et travaux intellectuels en élargissant le débat. Plus jeune qu’Henri, il nous explique selon lui l’importance d’un mélange du manuel et de l’intellectuel dans le génie civil. Selon lui, tous les métiers nécessitent aujourd’hui une formation supplémentaire, pour une personne qui n’a aucun diplôme c’est difficile de se faire embaucher en CDI. Et l’acquisition de compétences intellectuelles est devenue un prérequis dans leur métier comme dans d’autres : ce n’est plus comme au temps de nos parents, ils n’avaient pas grand-chose ; aujourd’hui on continue plus loin, on fait le bac, etc., on évolue, le niveau remonte, comme dans tous les métiers en général ; le bâtiment, c’est plus comme il y a 20 ans, de tout manière, ça a beaucoup changé, explique-t-il en donnant pour exemples l’utilisation de certains outils tels la pelleteuse ou encore le GPS. Ces outils qui nécessitent de solides formations aident énormément à la réalisation du chantier : tout est réglable, décaisser à moins 60 centimètres, la machine prend l’info et s’y met ; niveau rentabilité, sur une journée, je piquèterai 500 mètres de bordure, traditionnellement je piquèterai 50 mètres … ça simplifie la vie énormément. Mais malgré ces aspects bénéfiques, Pascal s’inquiète de voir le savoir-faire traditionnel se perdre, avec le risque que les ouvriers manquant de formation soient dépassés par l’arrivée de technologies sur les chantiers. Le risque majeur pour lui est de ne plus savoir faire sans (la technologie) ; il faut apprendre à la contrôler, et c’est le truc à ne pas négliger dans les années à venir.

Globalement, mon équipe n’a pas trop mal vécu cette période – L’ingénieur

Vous pouvez venir nous donner un coup de main en été, le vendredi, on fait des grillades s’il fait beau nous propose chaleureusement l’ingénieur à 17h30, l’heure où la journée de travail se termine. C’est sur un ton de taquinerie et d’humour que notre journée d’échanges mais surtout d’écoute se termine. Café à la main, nous discutons avec lui et le remercions de nous avoir accueillis. La plupart des ouvriers sont déjà partis, d’autres défilent devant nous dans leur voiture, faisant crisser leurs pneus sur le gravier du parking du chantier. Globalement, mon équipe n’a pas trop mal vécu cette période, nous dit-il, parlant de la pandémie. Ce bilan nous étonne un peu et nous questionne : au fil de la journée, nous sommes rendus compte, que même si toute l’équipe a travaillé sur le même chantier durant cette année particulière, chacun a été touché de manière personnelle par cette crise sanitaire qui est loin d’avoir été une sinécure, surtout pour les ouvriers en première ligne. Mais plus le temps de débattre : prenant un coup de téléphone, l’ingénieur s’en va en nous faisant un signe de la main.


[1] https://www.bilan.ch/immobilier/le-coronavirus-a-t-il-augmente-la-penibilite-sur-les-chantiers

De mars à mai 2021, entre confinement et enseignements à distance, une classe de master de l’UNIL en sociologie de la médecine et de la santé a mené onze enquêtes au plus près du quotidien d’une variété de métiers, de communautés, de milieux. Les paroles recueillies composent la trame d’expériences partagées et de vécus intimes des événements, une lecture plurielle de leurs existences au cœur de la pandémie.

Un projet accompagné par Francesco Panese et Noëllie Genre.

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